CHAPITRE 7
Chapitre 7
OUH LÀ ! LÀ !
A.7. Le symposium : les lendemains qui chantent.
La journée s'achevait dans une douceur un peu fade. Avec elle, le symposium arrivait à son terme. Tous avaient tenu à assister à la petite fête traditionnelle qui réunissait nos amis autour d'un barbecue monstre dressé au bord d'un lac de rêve... Idéalstandart, l'hôte, dans sa petite voiture tous terrains les avait accueillis avec sa civilité coutumière. Et tout se passait pour le mieux. La dent de l'un ne le faisait plus souffrir, le sonotone pétait la santé, l'appareil photo fonctionnait de nouveau, l'amour-propre de tous brillait d'une encaustique rare. Etait-ce un miracle? Non. Tout simplement l'effet de l'hydromel local qui baignait leur corps intérieur dans une douce et sentimentale quiétude à 45°, des doigts de pieds à la pointe des cheveux. Avec toutefois des organes privilégiés (outre la liste évoquée ci-dessus, il fallait rajouter le bâton critique de Kikka qui revivait, le cervelas de Petitpété la Gentilhommière qui lui semblait intelligent, le corsage de Bienvenue Talohoni qui se gonflait d'aise et les postillons de tous qui se parfumaient à l'anis, au houblon, à la fraise des bois et à la lakka de Palonie).
Somme toutes cela avait été un bon Congrès. Fertile en événements de tous ordres, distrayant et instructif. On avait eu beaucoup de cadeaux inutiles, disques rayés de la Société des Compositeurs Locaux, partitions invendues de l'Éditeur National, médaille du village, porte-clefs de l'hôtel, chaude-pisse de la petite vendeuse d'allumettes... Chacun s'était récrié, émerveillé devant les fastueuses surprises et s'était dépêché de les fourrer dans le fond de la valise (sauf la chaude-pisse qui fit l'objet d'un traitement à part), se promettant, au pire, de les jeter par-dessus bord dès que le navire aurait quitté le port et au mieux (il n'y a pas de petites économies) de les répandre autour d'eux sitôt à la maison retournés.
Certains peaufinaient déjà dans leur tête quelque peu embrumée des vapeurs acquavitiques le petit papier qu'ils allaient écrire dans leur journal. Douze lignes surtout destinées à mettre en valeur leur contribution propre, personnelle et originale, qui avait rehaussé cet important Congrès. D'autres avaient dépassé ce stade et vodkalisaient à gorge déployée. Gustaf Waasa en avait marre de rouler les tonneaux de bière, d'entretenir les foyers distincts du sauna et du barbecue; il ronflait la tête sous un genévrier, et l'eau du lac léchait utilement ses pieds. Tous les autres s'entassèrent ensuite dans le sauna, et il fut loisible à l'observateur impartial de constater que leur physique était au niveau de leur mental. Le lot était physiologiquement vermoulu et les chairs étaient flasques. Idéalstandard avait un bedon respectable, D. KonÝr une ventrue bouteille, Kikka Nemo cultivait une véritable chambre à air, Petitpété la Cavalière semblait avoir enfilé une culotte de cheval, Nade Kalsson n'était plus qu'une spiralante vergeture et Valinn Tatalo une gigantesque aérophagie à flatulences majeures.
A partir de cet instant tout se brouille dans la tête (et l'estomac) des participants. L'abus simultané et successif de chauds et froids, sauna et lac, saucisse et jambon, grogs et vodka, injures et compliments, aboutit à une confusion telle que j'ai moi-même du mal à m'extirper de ce fatras sodomégomorrhéen. Bienvenue Talohoni fut - après coup - incapable de se souvenir à qui et combien de fois elle l'avait souhaitée (la bienvenue), Kikka et Petit-Paul se la mirent et s'endormirent dans les bras l'un de l'autres, Idéalstandart victime d'une panne de liquide de freins de sa prothèse véhiculaire temporaire, dévala la rive et passa la nuit dans le lac avec de l'eau jusqu'au cou, les autres se répartirent dans le plus grand désordre jusque dans les coins les plus bizarres. Gustaf qui avait pris de l'avance dormit jusqu'à six heures, se prépara un café, termina la mayonnaise, se cura le nez, se torcha les doigts dans la confiture d'airelles et à sept heures trente, heure syndicale, constata les dégâts devant huissier assermenté et se mit au boulot.
Le matin était un de ces instants bénis entre tous: soleil, feuilles vertes, venticelle, zoziaux et zécureuils s'éveillèrent et commencèrent leur journée, ces derniers de fort mauvaise humeur car ils avaient mal dormi à cause du bruit.
Une journée qui, somme toute, s'annonçait très ordinaire.
C.7. IL impressions au seuil de la mort (une porte la nuit) (à perec).
je me souviens le sauna noir de fumée.
je me souviens le sein chaud et le lait aigre.
je me souviens le bruit des feuilles et le bouleau qui cogne contre le mur.
je me souviens le cri du grand-duc de l'Oural.
je me souviens l'odeur des champignons.
je me souviens l'eau fraîche sur la peau brûlante.
je me souviens le goût du café amer du matin.
je me souviens le premier chagrin d'amour et l'odeur de la mousse dans laquelle je sanglotais.
je me souviens de l'arrivée à la ville.
je me souviens du bruit que fait la neige molle quand au printemps elle tombe du toit.
je me souviens du goût métallique des brèmes fumées et cuites dans la cendre.
je me souviens de la bière faite à la maison et qu'on boit dans le sauna.
je me souviens des heures passées dans la forêt à cueillir des champignons et des baies sauvages.
je me souviens de Susi et de ses prétentions métaphysiques.
je me souviens du vol en piqué des hirondelles au printemps et de leur cri qui perçait les tympans.
je me souviens les terribles orages d'été et la foudre qui a mis le feu à la forêt.
je me souviens des filets qu'on retire lourds des poissons accrochés et du temps passé à les démêler.
je me souviens de la casquette écossaise dont j'étais si fier.
je me souviens de Gabriel Fauré.
je me souviens de la jetée-promenade que les Prussiens ont démolie pour en récupérer la ferraille.
je me souviens d' Olli.
je me souviens du cri sauvage des écrevisses qu'on ébouillante.
je me souviens le bruit des mâchoires de Penny quand il croquait les souris sous la table.
Je me souviens la Petite-Paire de l'Ours et le chéri à E.B.
Je me souviens les femmes à M.M., J.C. et toutes les autres.
Je me souviens l'Afrique,
et l'Amérique,
et l'Asie,
les mousmées d'Orient,
les geishas et les gaies chattes,
je me souviens de tant de choses,
utiles et inutiles,
qu'il me faudrait encor une vie,
rien que pour les nommer...
E.7. Horrificques horreurs des chroniques du pays reve.
Individualisme et conformisme: IL,
Portrait de l'artiste carolien pour retrouver celui du professori koskenkorva ou PORTRAIT DE L'ARTISTE A SON AGE. (A Raymond Q)
La silhouette d'un homme se profila ; simultanément, des milliers. Il y en avait bien des milliers. Il venait d'ouvrir les yeux et les rues accablées s'agitaient, s'agitaient les hommes qui tout le jour composèrent. La silhouette indiquée se dégagea du mur d'une bâtisse immense et insupportable, un édifice qui paraissait un étouffement et qui était une salle de concert. Détachée du mur, la silhouette oscilla bousculée par d'autres formes, sans comportement individuel visible, travaillée en sens divers, moins par ses inquiétudes propres que par l'ensemble des inquiétudes de ses milliers de voisins. Mais cette oscillation n'était qu'une apparence; en réalité, le plus court chemin d'un labeur à un sommeil, d'une plaie à un ennui, d'une souffrance à une mort.
Il est temps maintenant d'essayer - à travers l'avalanche de témoignages recueillis - de tracer le portrait réel, moral et physique du Grand Homme.
Jeune il est mince, pas très grand. Ses cheveux sont blonds, son visage fin avec un nez dont la mobilité étonne. Yeux bleus, bouche mince et coupante. Le regard est intelligent, vif, observateur. Il parle peu et quand il s'exprime - à voix basse - son débit est rapide mais ne s'accompagne d'aucun geste des mains. Parfois tout le bras participe à l'expression d'une idée. Mais le geste est plutôt maladroit. Ne nous y fions pas. Sous son aspect de fils de famille bien élevé et derrière la cravate sans fantaisie se cache un dangereux révolutionnaire. Du genre gauchiste qui vous flanque une bombe sous les fesses avant que vous ayez eu le temps de réaliser ce qui se passait.
Traditionnel dans la vie de tous les jours il prend un malin plaisir à se défouler dans l'acte compositionnel. Sans bavardages inutiles, il agit. Il sait se servir des moyens que la Sôciété de son pays a mis à sa disposition pour la dynamiter de l'intérieur. Mais comme la Sôciété a prévu le cas, personne ne s'en formalise et on se contente d'admirer son avant-gardisme. Tout ceci n'a rien à voir avec le talent. A vingt ans on est doué où on ne l'est pas mais çà n'a rien à voir non plus avec le talent. Le talent, c'est plus tard qu'on se rend compte s'il existe ou non.
A vingt ans, ils sont nombreux à prétendre faire exploser la planète. En réalité ils sont parfois les seuls à admirer les pétards mouillés qu'ils allument. Ah! Qui dira la solitude de l'artificier solitaire...
Vaincre et convaincre les autres, ce n'est pas si difficile. Il suffit d'en avoir la volonté, de s'insérer dans tous les interstices prévus par la loi, de faire le siège des lassitudes humaines, de crier plus fort que le voisin. Mais se convaincre soi-même est plus difficile. Ceux qui y arrivent le mieux sont les plus nuls, prétentieux péteurs plus haut que leur oeuvre. Ceux-là peuvent durer. Mais il leur faut changer. La masturbation révolutionnaire d'un adolescent, c'est naturel. Çà chasse l'acné et çà fait patienter. Passé quarante ans, cela devient une vilaine manie. A cet âge il y a d'autres moyens légaux d'assouvir ses passions malsaines. Ceux qui ont du talent choisissent de belles maîtresses tous les jours renouvelées. Les prudents se marient et leurs fades épouses se nomment Enseignement, Académie, Tribune Officielle. Pour eux c'est une autre course qui commence et qui ne nous intéresse pas aujourd'hui.
Passé quarante ans, chacun ramasse ses billes et fait le compte. Ceux qui surnagent ne sont pas tout à fait ceux qui avaient été prévus par les Augures Assermentés. Contemplons les un instant: physiquement ils ont bien changé. Ils paraissent plus grands, mais en réalité ils sont plus larges, plus imposants. A la compétition du caillou lisse, ils concourent tous pour la première place. Çà leur fait le front plus intelligent. Les yeux bleus se cachent derrière des verres à l'épaisseur variable, les joues tendent aux bajoues et certains nez ont perdu leur mobilité et rougissent et se crevassent. Les mains sont plus nerveuses et plus maladroites encore. Le débit de leur voix s'est exagéré; trop fort pour les uns il est devenu un murmure pour les autres. Les idées qu'ils émettent sont en général les mêmes, mais décantées. Ceux qui n'avaient rien à dire mais le disaient longuement n'ont décidément plus qu'à se taire. Les autres se contentent de le dire plus sobrement. Les vrais lapidaires, les vrais contestataires, ce sont eux et non pas leurs cadets bouillants. La Sôciété l'a bien compris qui se méfie plus des adultes que des enfants. D'ailleurs on ne donne pas de décoration ni de médaille à un enfant. On les réserve à ceux qu'il faut amadouer, absorber, phagocyter. Nel mezzo del cammin... le bilan est parfois triste. Vingt ans de premières auditions. Et aucune seconde chance. 666 opus. Et la rue ne sifflote toujours pas votre dernier Boléro. On travaille avec devant soi une peau de chagrin. Les illusions ont presque disparu et on connaît ses limites. La seule espérance reste dans la croyance à son invulnérabilité et à son bon droit. Tant que ce sont les autres qui ont tort, on est sauvé. Car parfois, ce sont bien les autres qui n'ont encore rien compris. Mais à soixante ans, la postérité n'importe plus guère. La postérité, c'est tout de suite qu'on la veut. Demain il sera trop tard. Et les réhabilitations posthumes ne laissent même pas un goût d'amertume post mortem dans les os rongés de la mâchoire du défunt.
Trop tôt c'est toujours trop tôt. Et trop tard itou. On ne dit jamais que c'est trop le bon moment. N'y en aurait-il pas? Un passé compassé et un futur incertain. Et pas de présent?
On comprend notre Grand Homme. Inutilité de l'Art. Tous des rimbauds. Vivre son génie; ne pas l'écrire. Du temps perdu. Semer un ou deux chef-d'œuvres, petites crottes matinales vite fait bien fait; et courir à l'essentiel: la bouffe, les fremelles, la titillation des grands zygomatiques, l'exacerbation de l'intellect. Le point G du cerveau. Et l'autre aussi. Et puis fumée. Pas de phénix. Dans mille ans, dans dix mille ans que sera Mozart devenu ? Un feuillet imprimé et déchiré qui volettera au gré de vents éternels qui souffleront sur une planète morte. Une mémoire idiote. Et même pas une amibe pour s'en repaître. Rien. Plus rien du tout.
B.7. critiques et musiciens.
Article sur la 1ère audition privée de la Symphonie Cosmique -
(Entrefilet paru dans les pages culturelles du quotidien Le Mot de Carolfors, non signé, en date du 23 Octobre 1926).
« Ann, Sir Ann, ne vois-tu rien venir ? »
« Je ne vois que la neige qui poudroie et le ciel qui flamboie… »
Tel aurait pu être le thème de la soirée d'hier qui à réuni dans les salons de Sir Ann Beachy et de son épouse Lady Thomas toute la haute société aristocratique et musicale de la ville. Depuis quelque temps on annonçait avec une discrétion claironnante que l'Enfant-Terrible de la musique carolienne allait réapparaître pour faire entendre, en première audition privée, une réduction pour piano de sa Symphonie Cosmique si attendue. Autour des petits fours se pressaient le ministre plénipotentiaire de Prussie accompagné de celui qu'on dit le dédicataire, le célébrissime maestro von Kakarajanus. Sanglé dans un magnifique uniforme de la Garde d'Acier de Prussie, il était très entouré par un quarteron de nos gloires nationales. On y distinguait tout particulservilement MM. Cybélia et Madélius. Plus loin, la divine cantatrice Voi Taivas, suivie comme son ombre par son cavalier servant Risto Poulos s'humectait les cordes vocales avant d'interpréter Eliselle qui devait contribuer à illustrer le programme de la soirée. Le Président-Empereur était également là incognito avec ses intimes les plus flagorneurs. Et tout le menu fretin habituel, la Bande des Musicoépilogueurs Avertis et Scientificques de l'Empire et sa présidente Hullula Porte-vaine, les Chefs d'orchestre Géniaux réunis autour de leur Enfant Terrible, les Compositeurs Réunennemis avec leur Vieux Grand Homme. Et aussi les membres du bureau du syndicat des Instrumentalistes Vite-Fait-Bien-Fait autour du gambiste Artius Vorace, celui des Chantrices et des Cantateurs de Grrrand-Opéra et celui des Copieurs de Notes. Enfin, mec plus ultra, n'oublions pas l'aréopage des criticateurs les plus célèbres et parmi z'eux, le Superboss: j'ai dit Nôtre Gloire Nationale et enviée Kikka Nemo, chaperonnant l'impayable Dupetitpété la Meunière, venu tout espécialement du Lutèce de Galicie. Le couple gallinacé était suivi de ses poussins qui avaient pris les formes de l'insignifiant Nade Kalsson, du superbe Idéalstandard, nôtre voisin d'oultremer, du déhanché Vikong D.KonÝr et de l'incompréhensible Valinn Tatalo.
Les télégrammes, venus du monde entier s'amassaient sur le plateau d'argent aux armes des Beachy (un serpent bleu sur fond de flammes et une pilule auréolée survolant le tout). En farfouillant dans le tas, on y percevait les signatures du positeur Gabriel Fauré de Galicie, du chef d'orchestre Umbrianino de Toscanie et du Maire de Nissa la Bella. Six pianistes-déchiffreurs entraînaient leurs articulations et s'appliquaient à lire à prima-vista de la musique stochastique et un chœur de vierges effarouchées (de l'Opéra National) vocalisaient à cui-cui mieux-mieux.
Mais à huit heures il n'y avait toujours pas de Koskenkorva.
On se rabattit, après les apéritifs sur les vins de Chymos et de Sauterne. On fit servir, après le caviar les saumons sauvages en croûte.
Toujours pas de Koskenkorva.
A neuf heures on abattit les sangliers apprivoisés de la maîtresse de maison et on les fit macérer d'urgence. Pour patienter on grignota des pains d'écorce de bouleau arrosés de Pontikka et de vin de Bellet
Koskenkorva n'arrivait toujours pas.
Les bouchons de champagne de Chézy-en-Carolie sautèrent tout seuls et le Châteauneuf de la pipe 1905 coula à flots, accompagnant les gelées d'entremets au madère fumé. Ce qui nous mena vers les dix heures boréales.
Après quoi, la confusion semble s'être emparée de la petite sauterie. Pendant que résonnaient des flots d'Eliselle braillés à tue-tympan par notre Diva Nationale, on mit en perce les derniers tonneaux d'hydromel et on s'attaqua aux écrevisses malgré leurs dénégations forcenées. Les pianistes-déchiffreurs avaient depuis longtemps disparu dans les robes à volants des choristes, toujours aussi effarouchées mais plus vierges du tout. Kakarajanus dirigeait un chœur aviné de domestiques qui gueulaient le duo des chiasseurs de l'opérette la Vache Kiri du Professor Rickhard Mouton-Rotschild. Le Ministre Plénipotentiaire déclarait à tour de rôle la guerre et la paix à l'Empereur qui répliquait en pendant sauvagement tous les favoris avant de les gracier aimablement. Madélius et Cybélia se battaient à coup de pilons de dinde farcie s'accusant mutuellement de plagiaire et de cocu, sans qu'on comprit exactement qui était le plagiste et qui était le cocœurs.
A minuit, on avait oublié Koskenkorva.
On redescendit Sir Ann, cueilli en sa tour comme une groseille gelée afin qu'il refroidit une atmosphère devenue torride.
Les trompettes de la renommée se turent en une ultime fanfare qui éclata, muette, à la stupheure du loup.
Ainsi se termina, dans une ambiance chaleureuse cette soirée si Carolforsienne. »
Fin du chapitre 7 - la suite bientôt....
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