PREFACE
PRELUDE (XII.2000)
J'ai mes habitudes au Carnot.
Oh ! Ce n'est pas un café luxueux. Du moins pas du genre de ceux dans lesquels on s'attendrait à rencontrer une personne de mon rang.
Mais je m'y plais.
Et par-dessus tout, je crois l'avoir déjà dit, j'y ai mes habitudes.
Michel (c'est le garçon de jour), Michel les connaît aussi.
Je ne dévoilerai pas un secret en disant qu'on y mélange mon café personnel. Le café Parisien il s'appelle. C'est un mélange savant que nous avons concocté avec toute l'équipe du café. Yvon, le patron au nez gouleyant, Blette, sa femme, rieuse montgolfière prête à tous les envols possibles, Fumiste Véron, leur antipathique bâtard qui se mêle toujours avec notoire incompétence de ce qui ne le regarde pas (c'est simple, il suffit de faire le contraire de ce qu'il préconise pour être sûr de tomber dans le vrai) et, bien entendu, Michel. C'est un mélange savant et simple à la fois de grains de formes et de parfums différents dont les origines diverses enrichissent la collection de timbres exotiques du fils du bougnat. Il y a du pur arabica des hauts-plateaux abyssins (et un peu de moka du Yémen, avec une lichette de canephora d'Indonésie dans sa variété robusta). Il est plus difficile de bien doser les apports de liberica et de stenophylla, mais avec un peu de patience on y arrive. Je me méfie des cafés d'Amérique latine et d'Afrique occidentale, aussi avons nous décidé de ne les utiliser qu'en cas de manque absolu. Michel grille lui-même le divin mélange et le parfum de l'opération rend magique plusieurs jours durant le boui-boui amical. Le résultat est digne de Procope. Une mousse dorée recouvre le nectar onctueux couleur d'ébène. Il n'est même pas besoin de le sucrer. Juste un filet de crème liquide. Comme on fait à Carolfors.
Carolfors? Tiens, à propos de Carolfors, j'allais justement oublier ce pourquoi je m'apprêtais à vous entreprendre menu.
L'autre soir, voilà que je m'installais simplement pour jeter un coup d'œil sur Le Monde (le journal) et manger un sandouiche. Entre un dernier raccord avec l'orchestre et le concert, un moment que j'aime particulièrement; surtout dans la solitude. A cet instant, le trac a presque totalement disparu sous sa forme angoissante pour laisser place à une sorte d'état second, aérien, subtil. Les nerfs sont à fleur de peau et les sensations décuplées. Il est trop tard pour rien entreprendre de nouveau. Ni pour se replonger dans une partition, serait-ce même pour vérifier un simple détail. Le compte à rebours a déjà commencé et le temps qui passe n'est plus encombré des scories journalières. Il faut dire que l'état est fragile et que je crains toujours qu'il ne se dissipe trop tôt. Il laisserait alors place à une sorte de fébrilité ordinaire. Je suis de ceux qui pensent qu'il n'existe de pire situation que celle d'aborder un concert en état de déconcentration, de fragilité mentale et nerveuse, dépouillé de ce cocon protecteur qu'on a mis des jours et des jours à construire. Qui a commencé avec ce petit pincement au cœur, si particulier et reconnaissable qu'il en devient désagréable à l'instant précis où le Bureau de Concert vous a téléphoné pour vous proposer ce contrat. C'est l'instant du choix, du oui qui va décider des jours à venir. Ce oui fatidique, déverseur d'humeurs malignes et de nervosisme inquiet et qu'on prononce neuf fois sur dix (et pour refuser, il faut que les raisons - plus morales que pratiques - soient fortes). A partir de cette date, le sort en est jeté et nul cataclysme ne pourra en interrompre l'inexorable cours. On tisse peu à peu autour de soi un cocon qui se nourrit de sa propre substance au fil du travail de la partition, des échanges téléphoniques avec le représentant de l'orchestre, le régisseur de la salle, les critiques assoiffés, parfois même la relique vivante qu'on désigne vulgairement sous le nom de compositeur (je vous en parlerai peut-être un jour) qui s'enfle démesurément pour atteindre son apogée le matin de la première répétition, vous protége de toute atteinte extérieure, comme un mur indestructible. Et qui, un beau matin, celui du contact avec le son réel, dans le brouhaha magique des instruments qui s'accordent, se volatilise brusquement et vous abandonne à votre sort, nu et fragile. Le temps est alors venu d'entreprendre une nouvelle tâche: celle du travail de cette matière sonore. A pleines mains, à pleines oreilles, à plein plexus. On vit alors les répétitions dans un état second. Le temps cesse peu à peu d'exister, parfois même on joue avec lui. Sans fébrilité aucune. Dans l'assurance que l'écheveau avec lequel on est confronté va se démêler bientôt. Presque de lui-même. A peine faudra-t-il l'aider un peu. Tout est réglé, décidé et ne dépend plus que de votre bon vouloir. Et de celui des musiciens qui une fois la première résistance vaincue, vous répondent avec à chaque instant un peu plus d'amitié, un peu plus de talent et de compréhension. Et la dernière répétition terminée, on sait qu'il n'y a plus rien à faire. C'est un état de totale vacuité mentale et physique. Il ne reste plus qu'à attendre que l'Instant vienne. Le temps est cette fois-ci totalement suspendu et on se retrouve au-dessus du vide. C'est la minute où l'on n'éprouve plus qu'un seul besoin, celui de ne pas rester seul en face de soi-même et où il faut préserver cette bienheureuse vacuité de toute atteinte extérieure. Créer un nouveau cocon protecteur. Le mieux alors est de se perdre dans une foule gouailleuse qui n'a que foutre de Mozart, d'Heininen ou de Dutilleux et qui vous ignore superbement. Ou plutôt qui fait de vous un des leurs, consommateur philosophe qui se réchauffe le cœur entre deux cadences infernales à l'usine ou au bureau et trois engueulades aigres devant la TV familiale, entre les pampers dégoulinants des ketchups télévisés. J'étais donc assis à ma table, dans le fond à droite, là où le panorama inclut la salle et la majeure partie du comptoir, mi-lisant les aventures de Raïssa et Nancy, Pasqua à Téhéran, la tueuse de syndicalistes Madame Thacher chez Lech Walesa, Lady Di au Ruanda, Tsahal contre la Bosnie, l'épidémie de sida à la maison de retraite du Chardonnet, mi-écoutant le brouhaha sympathique des lotoistes-foutballeurs devant leur ballon de rouge et des tiercéphiles vantards... PSG 55 - OM 0… Ruine galopante dans la première... Tordu du licou dans la troisième... Astéroïde décalcifié dans la soixante neuvième...
Tel était l'état dans lequel précisément je me trouvais ce soir là. (Mais je digresse, je digresse !)
Je savourais mon deuxième expresso (le meilleur) lorsque soudain une ombre s'interposa entre mon journal et le néon qui arrosait sauvagement la salle de ses à-coups excédés. Je jetais un coup d'œil en vicelard espérant l'erreur salvatrice... Que je n'allais pas être dérangé dans ma béatitude par un quelconque mélomaniaque, quémandeur de menue monnaie ou pire d'autographe... Las... L'individu qui s'appropriait la part d'éclairage qui était dévolue à Colombani semblait bien avoir la néfaste intention de s'adresser à moi. Il baragouina quelque chose que je ne compris pas et comme il était vêtu de bric-et-de-broc, je le pris un court instant pour un des clochards-philosophes qui fréquentent le café avant de rejoindre leur logis sous le pont de l'Ourcq voisin. Je tâchais donc de l'éconduire en lui disant - gêné comme d'habitude en telle situation qui exacerbe ma timidité naturelle - que je m'excusais, que je n'avais sur moi que juste ce qu'il fallait pour payer mon café. Et je m'apprêtais avec un petit geste nerveux d'impatience contenue à me replonger dans mon journal, mécontent de cette interruption de l'habituel parcours initiatique, une heure avant le début du concert. (D'autant que je savais que le célèbre critique Petit-Paul Petitoutpété la Charnière devait y assister et que de sa critique dépendait un engagement très rémunérateur pour le Bal des Débutantes à l'Opéra-Comique).
Mais l'individu se fit exécrable. Il insista méchamment.
J'hésitai, vacillant un instant entre rébellion et abdication...
C'est son accent qui me mit la puce à l'oreille.
Je compris vite que le pauvre hère venait des lointains et certaines inflexions vocaliques et harmoniques me rappelèrent le Carolien, une langue exotique agglutinante à tendances postpositionnelles du sous-continent arctico-européen que j'avais étudiée pendant mes humanités, c'est à dire mal. En outre j'avais eu maintes fois l'occasion de diriger les orchestres de ce pays mal identifié et où mon père avait cultivé de nombreuses relations amoureuses et même parfois amicales. J'avais pris sa suite et m'étais accoutumé à apprécier de plus en plus cette terre lointaine, ses habitants et ses musiciens dont certains semblaient même m'accorder une considération plus grande encore que celle dont je bénéficiai dans ma propre patrie (et qui n'était pas négligeable).
Ces pensées ne durèrent-elles qu'un temps infime, mon clochard les sentit et prit mon hésitation et mon air interrogatif pour une invite. Sans hésiter, il s'assit au bord d'une chaise qui traînait malencontreusement face à mon guéridon.
Et ce qu'il me dit éveilla ma curiosité avant de me stupéfier.
Il me connaissait.
Bien même.
Il avait - tout jeune - assisté à plusieurs de mes concerts à Carolfors. Il connaissait mon amour pour l'œuvre des maîtres de son pays. Mon amitié aussi pour eux. Peut-être aurais-je le courage de pardonner son audace et accepterais-je de l'écouter un instant.
J'avais abandonné tout espoir de préserver mon isolement et m'apprêtai, avec malgré moi une curiosité grandissante, à subir l'importun. Un peu plus sympathique depuis que je connaissais ses origines, mais importun quand même, quand un nom frappa mon oreille: Koskenkorva. Je le regardai ébahi et cette fois-ci tout à fait éveillé. Que disait-il? Parlait-il de Heikki, de ce mythe de la musique contemporaine? Du compositeur que jalousaient Strawinsky, Debussy et Schönberg dans les années 1910 - 1920. De cette étoile filante de la musique de notre siècle ? Du "Rimbaud de la portée musicale"()? Du "Van Gogh de l'harmonie des sons"()?
Pendant que je m'esbaudissais en silence, l'être étrange qui était en face de moi et, ne l'ai-je pas dit, était visiblement un curieux mélange euro-africain -non pas par métissage, mais bien plutôt par stratification- (), s'enhardissait et se présentait.
Il se prétendait le fils naturel de Heikki Koskenkorva. Abandonné à l'Assistance Publique de Bougou-Bougou N'Doum-Bébé dès sa naissance, il avait passé le plus clair de sa vie à rechercher son père. Au moment de notre rencontre, il n'avait pas encore terminé sa quête mais, victime d'une grave maladie, il avait peur de ne pouvoir atteindre son but inifilial. De passage à Amandy-le-Mouillé où avait vécu mon propre père auprès de qui il espérait recueillir quelque nouvelle information sur son ami d'enfance, il avait vu l'annonce de mon concert et m'avait trouvé ici. (J'espère que vous me suivez aussi bien que lui).
Il sortit alors d'une caricature de ce qui avait dû être, en des temps meilleurs, une rutilante serviette de cuir rouge, un épais dossier sur lequel était inscrite la seule mention: Papa 1.
Il m'expliqua que la moitié des documents qu'il avait retrouvés étaient réunis là. Par peur des musicographes prédateurs qui avaient plusieurs fois tenté de les lui dérober, il les avait divisés en deux liasses. Celle qu'il me remit contenait toutes les pages impaires. Les autres étaient à l'abri dans une consigne ferroviaire. Il me dit non sans émotion qu'il me les confiait. Il ne désirait plus qu'assister à mon concert puis nous pourrions aller chercher ensemble l'autre dossier. Maintenant qu'il ne se sentait plus la force de poursuivre sa mission, il voulait se libérer d'un fardeau qui était devenu trop lourd pour lui et me jugeait seul digne de prendre sa succession.
J'étais très ému. Je ne lui en demandai pas plus car l'heure pressait. Je me promettais de l'accueillir chez moi, le temps qu'il se remette de ses fatigues. Je pourrais alors l'interroger plus longuement sur ce mystère impénétrable qui ne cessa de hanter mon père pendant ses derniers instants. Je le fis pénétrer dans l'auditorium et l'oubliai pour me plonger dans les élucubrations géniales de la Symphonie Polydimentionnelle de Heinichen, me perdre dans les branchages et les feuillages dutilleuxiens et m'apaiser dans l'Ode Funèbre du Divin. Le concert se déroula comme vont les concerts quand je les dirige et j'oubliai mon presque ouralo-altaïque pendant que ma baguette s'occupait à faire naître des sons rares et à envoyer au septième ciel une assistance subjuguée.
Quand je sortis, à la fin du concert, je ne le trouvai pas. Je le cherchai longuement aux alentours, en vain, et rentrai chez moi de fort méchante humeur.
Le lendemain j'appris qu'il avait eu un malaise pendant le concert et qu'il était mort d'un arrêt cardiaque alors qu'on le transférait à l'hôpital.
On ne trouva sur lui aucun papier d'identité.
Et nulle clé de consigne ni aucun signe pouvant laisser supposer qu'il avait dissimulé quelque part le second dossier. Le plus important parce que contenant un certain nombre de manuscrits.
Je ne me posai aucune question et me plongeai alors dans les papiers qu'il m'avait remis.
J'ai annulé tous mes concerts ces trois dernières années, pour tenter de remettre de l'ordre et pour découvrir les liens qui auraient pu permettre de rattacher chaque page à la suivante.
C'est ce travail que je présente aujourd'hui.
Je suis très fatigué et, à mon tour, je sais qu'il ne me reste que peu de temps à vivre.
Si quelqu'un trouvait quelque part un dossier jauni sur lequel serait inscrit au feutre rouge cette simple indication papa 2, qu'il me l'apporte bien vite.
On boira ensemble le café de l'amitié et je lui parlerai de Heikki Koskenkorva.
L'albatros de la composition.
Mais surtout faites vite...
Remerciements
Nous tenons tout particulièrement à remercier ici notre grand ami Petit-Paul Petitoutpété la Cornière sans qui ce livre n'aurait jamais été écrit. Ses encouragements nous ont été précieux et son travail formique a été le miel de notre cuvée. Nous avons également eu recours à de nombreux ouvrages et travaux, avec l'appui et le beau temps de nombreux collaborateurs attentifs et dévoués; et notamment nous remercions le fondateur de l'acritique musicale, Kikka Nemo du Figaro de Carolfors qui nous a nourri de sa substantificque moelle koskenkorvienne, mais aussi le Professeur Vatanen qui a mis à notre disposition son armada automobile, le musicologue Pietro Lancia (de l'Accademià Nissarda), ce cher Claudius Lenissius et le Président de l'OMÔMO (sous-section de M.A.L. U.R.I.N.E.R.) le Pröfessör Idéalstandart.
Pèle mêle, nous n'omettrons pas de signaler la joie que nous avons eue de collaborer avec des personnalités aussi furieusement détonnantes que les Professorit D. Konör, Valinn Tatalo et Nade Kalsson.
L'apport de personnages semi-conducteurs, comme l'illustre copiste Nuotteja ou le détective Henricius Claudius a été essentiel à nôtre quête.
Nous n'oublierons pas non plus de remercier - c'est la moindre des choses - Mademoiselle Bienvenue Talohoni notre dévouée secrétaire pour tous les cafés qu'elle nous a préparés, et s'il reste quelques fautes de frappe dans le manuscrit, c'est bien à cause d'elle.
Ce beau résultat a également été rendu possible grâce à la collaboration des services d'archives de l'Armée Impériale Carolienne, le la Compagnie des Chandelles Lumineuses de Carolie, des Archives du Goulash, de la Société des Nostalgiques de l'Ancien-Temps, du Sorcier N'kombo n'gombo et de tant d'autres et par-dessus tout les éditions Pan-Pan & Pan et les services maritimes de l'Ambassiège de Carolie en les personnes de ses plus dignes représentants.
Je les associe tous volontiers au succès inouï de ce livre () qui paraît ici en fidèle urprint de la première édition.
Puisse cette « quête de l'impossible » (comme l'a si bien défini l'Empereur-Président de Carolie au cours de l'entretien qu'il a bien voulu nous accorder), éclairer faiblement les pépins ratatinés qui tiennent lieu de cervelles à mes chers amis musicologues, musicographes, musicopèdes, musicophiles, ethnologues, ethnomusicologues, sociologues, historiens, histophores, analystes, accordéonistes diatoniques, critiques, flûtistes et hagiographes, agioteurs agités d'un art qui atteindra la perfection quand il aura rejoint le silence.
( suivez les aventures d'Heikki Koskenkorva, proche et lointain descendant du Cher Professeur Koskenkorwa, notre maître à tous)
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