CHAPITRE 6
 TEMOIGNAGES
B.6.1. Fête Nat sorcier bantou.
C'est tout à fait par hasard qu'un de mes correspondants en Afrique est tombé sur une série de masques sacrés propres à une petite tribu isolée. Quelle ne fut pas sa stupéfaction, lors d'une fête rituelle de découvrir qu'une danse extatique mobilisait des masques d'hommes blancs. Il fut encore plus surpris à l'écoute de la danse, jouée sur un balafon à cinq notes. La mélodie était évidemment carolienne, lente à cinq temps. Les danseurs se déplaçaient lourdement, d'une jambe sur l'autre en se flanquant des grands coups de bouteilles sur la tête.
Le sorcier Fête Nat parut gêné devant les questions pressantes de mon correspondant et tenta de les éluder. Une vieille du village, la nuit venue et l'alcool aidant fut d'autant plus prolixe qu'elle n'avait plus qu'une dent et qu'elle postillonnait sérieusement. Elle lui dit tout d'abord qu'elle s'appelait Eéliiische, ou quelque chose comme çà (Ce pourrait être, Vatanen me l'a suggéré, Élise. Ce qui éclairerait tout !). La danse s'appelait le Tanko-hääkkäpäälle et se dansait toujours avant le humpa-humpa. Elle évoquait les mânes bienfaisantes de Hiihiii Hos'henoh'fah(Même en tenant compte que l'absence de dents gênait considérablement la vieille et qu'elle transformait les konsonnes -K en haspirantes -H et les virulentes -V en fouaillantes -F, je n'ai pas réussi à éclaircir ce terme barbare.), un dieu blanc venu du ciel et qui l'avait honorée lors de son passage (elle tint à lui faire voir que depuis ces temps lointains elle ne s'était plus lavée son corps-réceptacle). Le voyageur sentit passer cet instant comme une éternité infernale. Du vieux tas ridé se dégageait une puanteur existentielle quasi freudienne, sorte de mélange issu de la macération de certains fromages à pâte molle aujourd'hui heureusement interdits en Carolie comme le Kamemberi fermenté ou le Münsteri décomposé, le tout mélangé à des excréments de chameau atteint de diarrhée chronique et de pourriture de putois dioresque décomposé (Je ne dis tout çà que par pur souci de la vérité scientifique et historique. Que les âmes sensibles sautent par dessus ce passage sans laisser traîner leurs semelles ! En réalité, le dois dire, à la relecture, que je suis en dessous de la vérité.). Hiihiii ne serait resté sur terre avec eux qu'une seule nuit. Et si elle disait vrai, il avait fait de fichus ravages en un laps de temps aussi court.
Après avoir refusé d'honorer à son tour la ruine fumante, ce qui la mit fort en colère, mon confrère parvint, non sans difficulté, à s'extirper de sa crasse, de ses griffes, de ses effluves et de ses postillons. Il réussit, en glissant sur les excréments qui tapissaient le sol à sortir de la bauge, éjecté comme peut seul l'être un suppositoire lancé à pleine vitesse dans un sphincter gluant et se barricada un instant dans la hutte qui lui était réservée.
Toutefois, il ne devait pas trop s'attarder, les cris de l'érynnie esseulée et privée de sa pitance risquant à tout moment de réveiller le village. Il rampa jusqu'à la place du village pour faire un rapide croquis du masque mystérieux, celui sur le chef duquel on pouvait deviner une espèce de chapeau plat barbouillé de carreaux de couleurs de style irlandais. Ou peut-être breton. Ou gallois. Enfin, qui ressemblait à de l'écossais dégénéré. Cela ne lui prit que quelques minutes. Le petit matin pointait. Il jugea alors plus prudent de s'éclipser pendant que la tribu tout entière dormait encore, abrutie par les coups de bouteilles (et par leur vidange parallèle).
J'ai beaucoup regretté ce départ aussi précipité. Il est pourtant des cas de force majeure où la science mérite certains sacrifices. D'autant que des témoignages ultérieurs semblent confirmer que le cas rencontré n'est pas unique mais qu'à un jour de marche les uns des autres se situent toute une chaîne de villages (en zigzag) qui aurait des danses et traditions similaires à celles que l'explorateur a entr'aperçues mais avec des variantes qui doivent être particulièrement intéressantes à comparer.
Je m'apprête donc, muni d'une carte rudimentaire, d'un lot de casquettes cadeaux, de bouteilles de pontikka non usagées et de quelques boites de préservatifs à bout renforcé, à partir chez ces sauvages pour en savoir plus.
Et ne manquerai pas de vous le faire savoir.
B.6.2 Cul tanné homme-médecine
(extrait du dossier PAPA 1).
Les indiens de Parkinson qui ont survécu jusqu'à aujourd'hui aux attaques concertées de l'homme blanc, de la syphilis, de l'alcool, de Ménie Grégoire, du rock, du coca-cola et des maquedo's, conservent précieusement le totem d'un homme blanc qui aurait partagé leur vie pendant une saison et a transformé radicalement leur mode d'existence et leur culture. Ils adorent cette image qui, nonobstant son caractère résolument aryen possède une caractéristique inoubliable, une sorte de casquette en tissu grossièrement peinte de lignes croisées rouges, roses, jaunes, vertes et violettes.
Pas de doute, c'est de l'écossais.
Confirmant la première impression, l'observateur attentif remarque qu'ils boivent à l'occasion des fêtes religieuses (tous les soirs et le double chaque dimanche) un alcool assassin qu'ils appellent le Khônn Tikka (ils ont du mal à prononcer la consonne P qui s'entend comme un Kh). Une fois par semaine, une grande cérémonie religieuse se tient dans le Soh-nàh, autrement dit la tente-médecine dans laquelle ils allument un grand feu de bois puis s'y entassent pour une bonne heure en chantant des chants guerriers pendant que leurs épouses leur passent des munitions (liquides) par un interstice adéquat. Ils en sortent noirs dans tous les sens du terme et terminent la cérémonie en ripailles et rixes diverses, avec ou sans Kouh-Thô, tandis que l'homme-médecine leur tient des discours sans queue ni tête qu'il appelle le Sehr Mhön.
Leurs chants religieux qu'ils entonnent à tout moment de la journée et pour chacun des événements de la vie sociale (il y en a beaucoup, ils n'ont que çà à faire) sont plus proches de Petit papa Noël (la chanson favorite de Heikki les soirs de nostalgie) que des habituelles mélopées indiennes.
Dans leurs cultes, une place particulière est réservée à l'adoration des étoiles (le Khôssh-Môssh).
Néanmoins il est très difficile d'en savoir plus, le sujet semblant sacré pour eux et ils ne désirent visiblement pas le partager avec quiconque d'étranger. Il semblerait par exemple qu'une vieille édentée conserve précieusement une boite en fer blanc qui a dû contenir autrefois des biscuits marins. Mon guide suppose qu'elle devrait contenir des témoignages plus importants encore parce que plus précis. A mes demandes réitérées je n'ai eu comme réponse que « Tintin la balayette » ce qui, somme toute est une preuve supplémentaire (Comme vous l'avez deviné, subtil lecteur, il s'agissait d'une des expressions favorites de Koskenkorva pendant ses études (rapporté par Poutine Niçoise ainsi que par d'autres menus trottins.) Faute de renseignements concrets il est difficile pour un musicologue sérieux de faire aucune supposition sur la réalité de tout ce que je viens de dire. Encore moins quant à la date d'un éventuel séjour de Koskenkorva dans ces régions perdues de Gagatonie.
B.6.3 le garçon du cosmos.
Ce fut peut-être le seul vrai ami du Grand-Homme.
Aujourd'hui il a quatre-vingts ans passés. C'est un Carolien de l'Est lui aussi mais il n'a rencontré Koskenkorva qu'à son arrivée dans la grande Capitale.
Il vit dans une masure infâme de deux mètres sur trois. Résidus ligneux et tôles rouillées.
Son seul mobilier est une malle moisie sur laquelle il mange, dort et je ne sais quoi encore (probablement pire.)
Quand on pénètre dans ce taudis - c'était à l'occasion du XVIIIème congrès qui se tenait à Carolfors - la puanteur, mélange de relents de chou froid et de poisson pourri, de sueur aigre et de pieds sales, vous empoigne à la gorge. D. KonÝr est sorti en vomissant, Valinn Tatalo s'est évanoui et Nade Kalsson l'a évacué d'urgence en le tirant par les pieds.
La loque est là. Absente au monde extérieur.
Il est laid, édenté et on le dit stupide.
On le dit aussi fou.
Mais on n'est pas sur qu'il ne simule pas.
Pour éviter de trop parler.
D'en dire trop. D'avouer.
Nul ne sait son vrai nom. Les voisins le surnomment Tintin la balayette.
Nous lui avons offert un paquet de cigarettes Bérézina sur lequel il s'est jeté; il a caché sous le lit les chocolats de chez Colère et s'est assis sur le camembert trop fait dont Petit-Paul cherchait à se débarrasser depuis une semaine.
Dans sa vie, il a rencontré et connu tout ce que la Carolie a de bons et mauvais génies, de talents et de pourritures, de gentils et d'ordures, de névrosés intelligents, d'impuissants, d'idéalistes, de charognes, de beautés fatales, de fumiers, de surhommes, de caricatures, de satrapes, de pompiers, de némos, de mouches à merde, d'anges purs et radieux, de résidus de fausse-couche, d'immondices sur pattes, de saloperies présidentielles, de docteurs de Tombouctou, de mafiosi officiels, de bienfaiteurs de l'Hûmanité, d'artisses warnériens, de Misses Univers... Tous et toutes avaient un point en commun ; un seul : ils étaient officiels et célèbres dans les Pays.
C'était le garçon du Cosmos.
Aujourd'hui il a tout oublié.
Tout et tous sauf...
Sauf le Grand-Homme.
Il garde un souvenir ému de sa capacité d'absorption.
Il n'a jamais entendu une note de sa musique.
Il ne savait même pas qu'il était musicien.
Je crois que cela ne l'intéressait pas. Ni autrefois et encore moins aujourd'hui.
Pour lui c'était une Gloire-Nationale comme tous ceux qui venaient au café.
Pourquoi alors l'a-t-il élu en son keur ? Le sait-il lui-même ?
Une adoration infinie se lit dans ses yeux quand on parle de son Grand-Homme.
Mais quand on le questionne trop, son regard parle pour sa bouche qui se tait.
Alors il nous hait.
Ce n'est pas possible; cet homme-là sait quelque chose. Quelque chose qu'il ne veut, qu'il ne PEUT pas dire.
Et il se laissera plutôt tuer que d'ouvrir sa bouche édentée.
Il lui reste si peu de temps à vivre.
De rage Kikka l'a frappé, Petit-Paul lui a craché au visage et voulait le compisser grave. J'ai dû les retenir pour qu'ils ne le tuent pas et nous sommes sortis du taudis puant dans lequel on n'ose pas dire qu'il vit. Idéalstandard pleurait en silence. L'homme nous a suivi du regard. Une lueur de triomphe brillait dans ses yeux tout à l'heure éteints.
Non cet homme n'est pas fou...
Henricius m'a dit un jour qu'il est possible que cet homme SOIT Koskenkorva lui-même.
Qu'il aurait pris la place du garçon du café !
Que la malle sur laquelle il dort serait emplie de ses manuscrits !
Tout coïncide.
Maintenant il est trépassé.
Il a brûlé avec tout son fourbi une semaine après notre passage.
Emportant son secret.
Nous ne sommes même pas allés aux archives de la police.
A quoi bon !
Etude du tableau Le Symposium de Postagalène. (Voir l'étude de Pietro Lancia, Peintre en Bâtiment de la Marine Impériale Carolienne. QUID QUIDESTA 1987/4. Ed. du Musée Océanographique de l'Abbaye.)
Ce célèbre tableau, actuellement au mur du fond à droite du célèbre café-restaurant "le Cosmos" de Carolfors, oeuvre du puissant et néanmoins délicat artiste qu'était Postagalène n'a, jusqu'à aujourd'hui, cessé de nous intriguer. Me basant sur la magistrale analyse de cet étonnant jeune chercheur qu'est Pietro Lancia, Ligure aux ailes d'aigle, à la tête chercheuse et à la plume d'oie, actuel chef de rang dans l'illustre établissement. J'ai pu faire rayonniXer la croûte par le Laboratoire du Musée de Lépinegrad et ai été ensuite autorisé à le soumettre à l'épreuve du Mégatron du Laboratoire Européen de Grenoble. Nonobstant le petit incident qui, en fin d'analyse nous valut le léger désagrément d'une destruction totale de l'ouvrage (heureusement que nous avions terminé le travail et nul n'a à regretter quoi que ce soit car l'Assurance à tout payé sans rechigner). Cette opération magistrale m'a permis de démontrer que toutes les suppositions de notre cher automédon de l'Art étaient fondues dans de l'or massif. Déjà, dans les laboratoires Giuggiaro, Lancia avait pu mettre un nom sur les personnages du tableau. Cette attribution qui valait à ce barbouillage le nom de "un Problème" restait pour tous un horrible cas, aussi lancinant que le sexe de la Gioconda ou les heures de la Ronde (de Ponchielli cette fois). Avec sa patience d'habitué du métro aux heures de pointe un jour de grève, Pierrino a mérité que lui soit attribué le titre de Pierre le Grand. Quinze ans d'affilée à servir les clients il lui a fallu pour çà. Quinze. Oui. Rien que çà. Mais çà en valait la peine.
A droite de l'objet rapinesque il a prouvé Cybélia.
Et c'était vrai.
Au centre droit durdur, Kakarajanus a-t-il répondu sans bébégayer.
Ouais. Gagné. Et vous nous dites? Double! Il a dit double!...
Au centre gauche, sa main n'a pas frém,i l'horrible Adolphe Petitoutpetit (le père), celui qui semble s'être pris une boule voire la grappe tout entière sous la table, entre le rebord de la chaise et un truc qu'on ne voit pas Et qui en souffre, le bougre (qu'on ne me dise pas que c'est le fiston pas encore conçu qui lui fait mal à ce point...Ah...Ahah...) tandis que le grand nazique de chef son voisin lui fait signe de la boucler.
Sous les applaudissements de la foule en délire. C'est l'heure du Banco. Il CONTINUE!........
A l'extrême gauche, c'est le ricanant John Field, l'âme damnée de Mischa Madé.
TOUT EST VRAI, RIEN N'EST FAUX, IL A PRESQUE GAGNE....
Presque!...
Au dernier instant, décontracté, magnanime, mais un peu rapide et inconséquent, notre Pietrolette supposa que l'ombre de Koskenkorva flottoit sur la scène mais le rébus ja ne parvint à le déchiffrer parfoitement t'hélas. Et tralalère et tralala.
Peau d'zèbe y ramenoit peau d'chagrin il obtint. (Proferbe kalévaléen)
Eh bien, moi j'ai réussi. Au terme des douloureuses études rayonnesques ci-dessus résumées et que vous pouvez subodorer grâce aux blairs aiguisés de vos groins, flairants subtils le parfum de la truffe noire du chenu Père Igor Noir (ou Iégor). J'ai enfin réussi à démontrer SCIENTIFIQUEMENT que Heikki est le petit personnage dessiné en filigrane devant la pleine lune solaire à droite de l'étoile de Vénus (ou du Berger selon certains ivrognes).
C'est lui icelui que nous cherchions avec l'Boris dans les coinstrôts les plus bizarres, c'est lui l'ophycleïde magnificque des légendes aux titres dorés à l'or fin, c'est LA PREUVE a divinis et caetera dont la Bible parla.
LUI en toute Lumière.
Mais, me direz vous, (nonnon, ne vous excusez pas de m'agresser d'oiseuses questions auxquelles seul mon sçavoir a réponse certaine) mais adoncque comment reconnoître un visage que l'on ne connoît poinct. Et voilà mon intuition de génie qui met à bas vos doutes minables. Le visage agrandi du supposé Heikki prend exactement place sur l'Icône aveugle adorée d'Iégor et de sa secte. Le Symposium pose un Problème, l'Icône le résout. Simple non? Fallait y penser...
Je le fis (et le pers et du sein t'espris).
c 6. IL: souvenirs brouilles - (à patrick)
(Témoignage murmuré à l'auteur de ces lignes par le célèbre détective Hémil Henricius dans une lettre datée du 15 Août 1946, collection privée de l'auteur).
C'est étrange d'entendre parler gallique. A ma descente de l'avion, j'ai senti un léger pincement au cœur. Dans la file d'attente, j'ai contemplé le passeport vert pâle qui est le mien, celui du citoyen d'un pays qui n'existe pas vraiment. Dans le taxi, j'ai craint que le chauffeur ne m'adresse la parole dans cette langue que je connais si peu. J'ai donné l'adresse d'Aramis et je me suis enfoncé dans le coin de la voiture. Heureusement il est resté silencieux et nous sommes entrés dans Nissa la Bella par la Promenade des Engrais. Un dimanche à deux heures de l'après-midi. Les avenues étaient désertes sous le soleil de juillet. Je me suis demandé si je ne traversais pas une ville fantôme après un bombardement et l'exode de ses habitants. Peut-être les façades des immeubles cachaient-elles des décombres? Le taxi roulait de plus en plus vite puis son moteur se mit à peiner. Nous commencions la montée de Cimiez, but de mon voyage.
Aramis habitait alors une vaste bâtisse comme on les faisait sur la Côte dans les années 1850. Une sorte de gigantesque gâteau de sucre orné de fleurs et d'arbres de stuc et entouré de fausses colonnes comme seul un Roccardi Bifol aurait pu les concevoir. A l'entrée un gardien endormi siégeait dans la véranda qui servait de hall d'accueil. Il m'indiqua l'étage et le numéro de l'appartement que je cherchais après consultation d'un registre passablement poussiéreux. L'ascenseur était en dérangement et les volées d'escaliers de pierre blanche résonnaient étrangement sous mes pas.
Un tapis rouge usé recouvrait le marbre du palier. Sur la porte un numéro surmontait la carte de visite qui était fixée par une punaise. Le nom d'Aramis Lounas y figurait avec en dessous en italiques maigres l'indication « import-export. » Je sonnais. la porte s'ouvrit sans doute manœuvrée électriquement. J'entrai et me dirigeai vers le bruit de voix qui me parvenait d'au-delà une porte double vitrée.
J'eus du mal, dans la pénombre à reconnaître Aramis pourtant je me souviens parfaitement de la scène. Ce jour là, dans un salon modern style déjà vieillot, il était affalé au fond d'un vaste fauteuil de cuir fauve. Face à lui, Boisard arpentait anxieusement le tapis usé tandis que Laura se désintéressait d'une situation trop habituelle. Je restai un instant sur le pas de la porte.
- Entrez donc dit Lounas d'une voix fatiguée par l'excès d'alcool et de tabac. Ne nous sommes nous pas rencontrés déjà?
- Ce devait-être il y a vingt ans, en Palonie où à l'Intercontinental de Bab El Oued...
C'était à propos d'Heikki, je crois. Vous le cherchiez déjà ?
J'acquieçai sans mot dire. Mes yeux s'étaient habitués à la pénombre et je contemplai Laura. Comme elle avait dû être belle autrefois cette femme que Koskenkorva avait tant aimée ! L'obscurité favorisait un court instant encore le mystère de son corps fatigué et de ce visage si célèbre dont les yeux étaient dissimulés par d'épaisses lunettes noires et le front ceint d'un turban que je devinai venir du Rahahit Panchar, ultime cadeau du Maharadjah Allah Puuro peu de temps avant son immersion suicidaire dans un bain de sociologie musicale délétère. Elle me tendit un cocktail et sa voix, profonde et rauque me fit frissonner.
- C'était celui qu'il préférait. Avec un zeste d'Angulos Flambuya.
Boisard se pencha vers moi. Je ne le connaissais pas mais j'avais maintes fois dans ma jeunesse contemplé des photos d'une de mes idoles. Je le dévisageai avec un certain malaise. Les photos jaunies d'autrefois étaient comme métamorphosées par un coup de baguette magique. Sa belle chevelure brune avait presque disparu et au lieu de l'adolescent svelte, c'était un homme prématurément vieilli et blanchi, au visage fatigué et au corps bouffi prisonnier d'un costume étriqué et fatigué que j'avais en face de moi.
- Boisard est la dernière personne qui l'ait rencontré, dit Aramis.
- Je revenais d'un concert aux Galapagos. J'avais pris un caboteur qui devait rejoindre les Maldives en passant par le Cap Horn. Je m'étais arrêté à Santiago du Chili et c'est dans un bar à matelots...
Sa voix se brisa. Dehors sur la terrasse Laura faisait les cent pas, rongeant le vernis écaillé de l'ongle de l'index gauche (de la main. De SA main.) Aramis s'essuya le front avec un vaste mouchoir à carreaux.
- Même l'Ambassadeur ne sait plus rien de lui, murmura-t-il.
Boisard ne prêta pas attention à lui.
- Je voudrais vous revoir... Vous l'aimiez, hein ?
- Bien sûr que je l'aimais.
- Eh bien ! J'aurai une chose très importante à vous confier... Mais nous n'avons pas assez de temps maintenant...
Son regard fuit le mien et se posa un instant sur Aramis. Sans le voir. Puis sur Laura. Il serrait les lèvres comme s'il voulait retenir le flot d'une confidence. Et puis il s'est décidé, d'un mouvement sec du menton.
- Écoutez... Koskenkorva n'est pas mort... Il n'est pas mort... Vous me prenez pour un fou, hein ? Je vous dis que Koskenkorva n'est pas mort. Je n'ai plus le temps maintenant, mais donnons nous un rendez-vous...
- D'accord.
- Demain, ... à minuit et demi... au Négresco ... Si je ne suis pas exact ... vous m'attendrez... Après la création de Putkimies... à l'Opéra... tout près...
- D'accord.
- J'aurai tout le temps de vous expliquer.
Il s'est levé, m'a serré la main, puis il est sorti. Le silence est tombé sur nous, insupportable. Réfugiée dans un coin du sofa Laura pleurait en silence. Aramis eut un geste d'agacement, je crus qu'il allait dire quelque chose mais il se tut. J'étais de trop. Je me levais maladroitement remerciais mon vieux compagnon d'enfance. Laura m'adressa (mais était-ce bien à moi que ce geste était destiné ?) un signe vague de la main, indifférente, perdue dans ses pensées et je m'en fus.
Le lendemain Boisard ne vint pas. A cinq heures, je laissai un message au garçon qui sommeillait entre deux plantes vertes et me dirigeai vers l'Opéra. Il était fermé et toutes les lumières étaient éteintes. Une affiche à demi décollée battait au vent tiède qui venait de Rauba Capeù et jetait mortels les pêcheurs imprudents à la mer qui les bénissait. On y lisait encore « ...mies », « ...NAS » et « ...sard ». Barrant le panneau d'une traînée d'encre qui avait été autrefois rouge, un bandeau indiquait
RELÂCHE
Je n'ai jamais revu ni Boisard, ni Laura ni Aramis Lounas. Mais peut-être un jour, à Tombouctou, à Kirkenes où au Royal d'Asnières...
b.6.4. LA PROSTITUEE AU C...ŒUR GRAND COMME ÇA (A Wolfgang-Amadeus)
« J'mle souviens bien. Un grand barraqué solide. Un vrai homme quoi. Tout le monde dans l'quartier l'appelait l'Heikki-Grand-Homme. Un mec comme çà, j'en ai jamais r'trouvé. J'suis restée maquée avec lui bien trois ans. C'devait-être en 1913-14. Cà s'oublie pas ces choses là. Y m'aimait bien; faut dire qu'à l'époque j'étais une vraie gagneuse. L'était pas commode l'homme. Avec lui çà cognait plus souvent q'çà bécotait. Mais j'aimais bien ça. Du solide qu'c'était. Fallait pas qu'un mich'ton vienne me chercher noise ou qu'çà renâcle du portebiff'tons.... Vous m'dites qu'l'était artisse? Cà j'm'le rappelle point trop. Ma y réfléchir çà m'étonnerait point trop. L'avait des finesses, des raffinements d'l'imagination çui-là. Et pis dans l'privé, à la verdure, sous la chlorophylle, j'comprends pourquoi l'aimait tant certains trucs qu'étaient vraiment sa spécialité. Comme par exemple la clarinette baveuse, où le becquetage d'la flûte, ou encore le trémolo derrière le chevalet, ou encore le staccato violent. C'était boooon! Comme quand y m'faisait la trompette bouchée, ou le trille en extension. Ah la la... Et encore le piston dans sa coulisse, çà aussi c'était quèqchose! J'me rappelle comme si c'était maint'nant... Ah... Ouiiii... Encore... Et l'accord parfait, la soprano par dessus la basse, ... Oh...Ouiiii... Continuhuee..., et le décomposé à douze temps avec syncopes sur la levée et la baguette dans les coins...Uhuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuh!...Et pis l'double coup de langue frénétique, l'allez gros molto ritenuto, le climax éblouissant, Han!...Han...Hahaaaaan ... Con tttTTTu-tu-tu-TU..-.. Tuuuuttttaaaa... Raahhh... ... ... ... .. FFFFOOôöòóýÝrrrrrrrrzzZZZZZaâåáàªÄÅAhhHH.. »
(des bruits divers manifestent une grande agitation autour et - semble t-il - DANS le micro même: sifflements, grouillements, effets curieux. Si l'on écoutait Petit-Paul Petitoutpetit la Chaudière il pourrait s'agir d'une "géniale oeuvre concrète de Heikki que possèderait la péripatéticienne au grand c...œur." Je relate cette supposition parce qu'elle montre bien la connerie de ce glandouilleur spécialiste du XVIème (arrondissement.) Concrètement, la voix reprend trois minutes et cinq secondes plus tard, tandis que s'affaiblissent les mystérieux chuintements érotico-connexes):
« ... et puis après c'était toujours la stase doppio più lento en apothéose polyphonique...
(...silence grandiose...)
... et les grands jours, le grupetto par en dessous legatissimo en crescendo, du pianissimo au fortissimo ad libitum...
(...silence admiratif...)
... et puis le glissando vicelard avec modulation en fa dièze majeur...
(...silence expectatif...)
... et encore la mélodie sirupeuse en sous-sol au fond du temps...
(...silence suspensif...)
... et enchaînant presto prestissimo la mesure irrégulière sempre accelerando al fine...
(...silence haletant...)
Il n'oubliait aucune des reprises et, les grands jours, ... le da capo en te Deum et le Gloria explosif en tutti unissono.... et encore ensuite, l'adagio doucereux, l'archet au fond de la corde... Puis juste avant de remettre la clarinette baveuse dans son étui de velours la coda majestueuse et éblouissante... Oh oui oui oui oui oui oui oui oui ouiii-iiiiiiiii... qu'c'était un artissssssssssssssssse c'mac lààààààà...
(...silence brouillé...)
SSSSSSSSSûrement un gggggrand ppppppeintre....... dodécaphonique... ou queqchose ccccomme çààààààààààààààààà. »
(...long silence rââvi)
Puis dans un mûrmûr
« Un vrai ptit sibélius çuila ! »
(Après une nouvelle longue interruption entrecoupée de rumeurs murmureuses, de siffletis, de mâchouillis divers et satisfaits, l'enregistrement reprend pour conclure par ces mots dits d'une voix ferme et nonobstant pleine de regrets sous-jacents:)
« Voyez vous, Monsieur, des artisses comme çà, y en a pu aujourd'hui. »
(Propos microphonisés par bandaison magnétique par Kikka Nemo et déjà parus dans son livre-disque de souvenirs enregistrés sur le vif : « Moi et les divinités de ce siècle : entre génies. Témoignages contigus et confidences de muses. » Carolfors. 1947.)
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