CHAPITRE 2
CHAPITRE 2
2. EXPOSITION, ENFANCE DU HEROS.
A.2. LE SYMPOSIUM
La bâtisse blanche n'apparaissait qu'au dernier moment, après le dernier virage, surgie des masses vertes des pelouses, ancrée entre les blocs de granit, la façade irrégulièrement rythmée par les troncs blancs des bouleaux qui parsemaient son absence de toit visible de taches vertes et d'ombres mouvantes dans le vent encore frais de cette fin de matinée. Elle était typique du manque d'imagination de ces architectes qui ne connaissent que l'angle droit et le cube et ne découvriront jamais la ligne courbe. Un parallélépibête dont le seul intérêt était de n'en avoir aucun et dont le grand avantage était de respecter la nature environnante. Son architecte en réalité n'en était probablement pas un. Sans doute un quelconque urbaniste écologiste qui ne possédait que quelques rudiments de concepteur d'intérieurs fonctionnels. Et qui commettait aux frais de la collectivité ce genre d'excroissance qu'on ne savait comment appeler. Un nonsense's-land, interprétation par un cubiste abruti d'une allégorie de l'innommable.
Notre voyageur avait-il eu le temps de se rafraîchir le visage ? de changer de chemise ? de se raser ? de nous épargner la moiteur de mains qui dégageaient il y a peu encore une impression malsaine ? de peigner sa barbe grisonnante ? de remettre en place son bâton critique ? Probablement puisque son aspect paraissait métamorphosé. Le visage poupin et la couperose des joues ne laissaient subsister aucune trace des turpitudes que l'habile observateur avait notés quelques heures plus tôt. Tenant sous le bras la si reconnaissable serviette en cuir, il se dirigeait, à la traîne de sa braguette magique, à petits pas compassés (mais avec une onctuosité épiscopale que ne démentait pas une talonnette un peu trop haute et dont le fer mordait vaillamment le granit du chemin) vers de glorieux lendemains. Parfois même, sa virilité pédestre parvenait à extirper de la pierre une fière petite étincelle, dans un ferraillement qui sonnait haut et clair. Le chemin bête en champzélisait de gloire. Il franchit avec bravoure la porte aluminovitrifiée et se dirigea avec une audacieuse hardiesse vers la petite table de classe derrière laquelle souriait la blanche petite fille binoclée de cinquante ans qui avait pour nom Bienvenue Talohoni, appréciée secrétaire générale de l'Ouvroir Rationaliste des Amis d'une Musicologie Oloupienne (section inter-Nordique filiale de la Musical Art League: Union Régionale et Internationale des Nouveaux Ergoteurs Réunis (M.A.L. U.R.I.N.E.R.)).
La fausse petite fille s'ébroua à sa vue et d'une voix monocorde bien que trémoliante d'émotion contenue elle entonna volubile en un chantonnant babil (c'est ici que notre lecteur fait preuve de son sens inné de la psychologie. La voix de la chère secrétaire est aussi aigre que le grincement du crapaud amoureux qui plonge dans une mare glaciale au printemps carolien. Cet indice ne trompe pas. Une telle voix qui ferait fuir Van Gogh lui-même et peut-être même le Beethoven, semble n'impressionner aucunement le Pété du dessus. Ni ses collègues symposistes. Alors que leur oreille soi-disant `musicale' aurait dû exploser sous l'agression. On comprend alors pourquoi ces gens-là devisaillent et écrivaillent autant de conneries !) :
- Bienvenue à notre cher Kikka Nemo et au pays qu'il représente à notre XX° Congrès veuillez signer là me donner le modeste montant de votre inscription je vois que vous avez déjà la clef de votre chambre voici votre badge nominativement encré et votre dossier tout plein de bonnes choses la ville et ses représentants édilesques vous transmettent par le biais transversal de ma voix des vœux qu'ils vous confirmeront ultérieurement et de la main à la main et
(elle respira enfin)
acceptez aussi
(elle rosit)
mes sincères souhaits
(elle beugla presque)
DE BIENVENUE!
Aurait-il été un petit cochon rose (bien que barbu), que notre Kikka aurait frétillé de sa petite queue tirebouchonnante. C'est d'ailleurs ce que dut faire son bâton critique dans sa cachette moite avant d'être sévèrement rappelé à l'ordre par les sphères supérieures du cervelat. Dans le cas présent, et face à un personnage d'aussi piètre condition (bien que présentant toutefois des possibilités ancillaires certaines), il se contenta d'une brève inclinaison d'un buste massivement chétif, inclinaison dans laquelle il essaya vainement de mettre les quarante centimètres qui manquaient à son anatomie pour qu'elle atteigne une authentique majesté. Il bafouilla et siffla comme quant il était embarrassé ou intimidé. Essuya habilement d'un coup preste de manchette quelques postillons qui s'étaient répandus sur la feuille tandis qu'il y traçait son long paraphe d'esthète de. Pensa ensuite qu'il devait imposer sa supériorité intellectuelle avec une phrase spirituelle. Ne trouva rien. Se tut donc. Son bâton critique s'en recroquevilla de honte lépreuse, épouvantablement fripé. Il resta un instant figé sur place, le regard vitreux, en un effort ultime, jarret tendu, sur la pointe de ses petits pieds, une sueur froide sourdit sur son front spirituellement abject.
La situation menaçait de s'éterniser lorsque, compatissant et compréhensif, la corsage plat et brodé qu'il avait en face des yeux vint à son secours. En quelques mots, sans intérêt suffisant pour qu'ils soient ici relatés, notre petit Nemo sut tout de la configuration du bâtiment, des horaires de travail de la journée, des pauses et des menus. Il profita de l'abri que tendait le rideau protecteur du flux alizéen des mots pour reprendre ses esprits et s'éclipser vers la porte la plus proche. Elle se différenciait des autres par l'attribution du nom de Salle des Conférences. Et en dessous en lettres ornées était un panneau indiquant: "Bienvenue à nos Bons mais Savants Amis Congressistes".
B.2.MOTIF (Témoignages).
Nous ne savons presque rien de la prime enfance du Grand Homme. L'accouplement hasardeux d'une ivrognesse (dont le corps accueillant ne semble pas avoir donné d'autre vie que celle qui nous intéresse) et d'une infinité de pères possibles semble avoir abouti à une conception miraculeuse. Le théologien orthodoxe Iégor Troudenkopf (note 1) remarque qu'il s'agit peut-être de la dernière manifestation connue de l'antéchrist. La conjonction d'une antivierge et de l'infini possible masculin aurait abouti à une sorte de maculée conception. Le Vatican a protesté avec autant de violence que le grand Rabbinat de Jérusalem. Il n'empêche que se développe actuellement dans les villages de Carolie soviétique les plus reculés une secte dont l'hymne de ralliement, dit "de la gloire d'Iégor et d'Heikki Dieu" semble se répandre jusqu'en Sybarie. Le ministère de la Culture soviétique ne confirme toutefois pas ces assertions peut-être hasardeuses que nous n'avons pu vérifier. D'après les textes et les témoignages qui existent et que cet ouvrage tente pour la première fois de réunir, nous nous apercevons que certains thuriféraires de ce qu'on appelle parfois "la Geste d'Heikki" lui attribuent une dimension mythologique étonnante pour un personnage de notre siècle.
Le marmot sale et baveux que nous avons déjà évoqué semble être né en Carolie (maintenant Oursienne), près du village d'Uhtua, à la fin du siècle dernier. Certains documents ultérieurs (Note 2) nous font supposer, malgré ce qu'en dit cet imbécile de Petit-Paul Petitoutpété la Charnière (Note 3) qu'il naquit dans le sauna qui servait d'abri à sa mère dans les années 1895 - 96 (voir le premier vers de la romance en langue vernaculaire "Il est né entre deux siècles, le cul entre deux sièges..."). Les légendes, notamment celles véhiculées par les contempteurs de la secte d'Iégor parlent de la solitude de la Mère, malgré la présence d'un ours asthmatique et d'un lavaret d'entre deux eaux, au voisinage de tous les hommes de la contrée (les Pères?) pressés tout autour du sauna, qui lorgnent derrière ses carreaux noircis, et au milieu de présents apportés nuitamment par trois mystérieux personnages parmi lesquels le Père Noël, Väinämöinen et Kuningas, à l'origine du don d'une cythare rustique désaccordée que les indigènes du coin appellent le kantélé (seul aujourd'hui Petit-Paul Petitoutpété la Camérière accorde une foi inébranlable à ces ragots). Certains supputent même qu'il serait né pendant la nuit de la Saint-Jean, à minuit précisément. Mais comment savoir l'heure exacte dans un pays qui n'avait à l'époque pas d'horloge parlante, à l'instant même où tout le monde est îvre mort. Il n'est vraiment en outre guère raisonnable de parler d'heure précise à un moment où la présence du soleil de minuit ne permet de prendre aucune référence sérieuse dans la nature même.
Quoi qu'il en soit il nous faut donc supposer que son enfance se passa à l'école de la forêt, des lacs, du vent et de la pluie. Il apprit plus de ce qu'il y ressentit et de ce qu'il y vit que de ce qu'on lui enseigna jamais. C'est probablement de cette époque que date le témoignage du Pasteur du village qui nous est parvenu par l'intermédiaire de son sacristain, Juhani Enkeli, que Pietro Lancia rencontra dans un camp de réfugiés après la guerre: (document retranscrit à l'Université de Phonologie de Tantpire par le Professeur Isopalpa).
"Asstépok, isapplé pazencor - kommkvoudit? L'Koskenkorva?.... Jlé pakonnu soussnom mé. Sté l'Heikki dla forêt. Yvnékantivoulé. Aldonné eunneuàgobé. Houôtchoz. Achantétoultan. Alchantétan kafzé vélélvaches. Afzaimêmpeuropoul tankacrié. Eunfâmeugâs çuilà. Touguilleré. Acrachépasulgoutt' nonpu. Lsalopiô. Nondedla. Enpû, al' létésâlkenpuéàdouzpié. L'fandput.. Emintnan t'mladonn'eusstégoutt ??? ."
L'institutrice Irja Kirjakauppa confirma dans une lettre au Professeur Risto Vatanen, l'assistant de Pietro Lancia le fait que:
"Le petit Heikki, que les bien pensants appelaient entre eux DondeDieu et que les mécréants surnommaient je ne sais pourquoi Fandeputa, était notre protégé à l'école. Cet enfancelet avait un je-ne-sais-quoi d'angélique qui faisait fondre nos coeurs purs. Nous lui avions offert une belle boite de cigares vide et grâce à cinq crins du beau cheval du moulin, il s'était confectionné un mignon petit kantélé que nos jeunes filles avaient orné de ravissantes peintures inspirées du Livre de Dieu. Il y jouait tout ce qu'il entendait de charmante musique divine, les Psaumes de notre chère chorale, et même une fois je l'ai entendu jouer "la lettre à Elise" de Wolfgang Brahms... Que c'était beau, nous en rêvions toutes. Comme c'est curieux que je n'aie rien su de la si brillante, brillante carrière qu'il a fait jeune homme, et comme sa fin a du être triste (....)(note 4)
Ces témoignages concordants (malgré quelques obscurités bien compréhensibles après tant de temps) manquent toutefois de précision pour ces premières années. Pietro Lancia suppose que la vie de vagabondage du petit Heikki dura une douzaine d'années. De sa mère, nul ne se souvient rien de précis. Pour subsister il dut probablement travailler à droite et à gauche dans les fermes de la région. On raconte qu'il fut pris en amitié par le célèbre Shemeikka d'Uhtua qui l'emmena de plus en plus souvent avec lui dans ses virées sur les eaux. Mais un jour il sembla s'effacer de la mémoire collective du village. Ce fut juste après que Shemeikka ait disparu lui aussi, honteux d'avoir été sodomisé par un mari trompé (note 5). La longue quête qu'entreprirent différents musicologues dans l'immédiat avant guerre aboutit à présenter l'image d'un Heikki vagabond, sorte de chamane déambulant de village en village, tantôt conteur, tantôt chanteur, tantôt musicien, tantôt rebouteux. Le recoupement des témoignages que je ne reprendrai pas (note 6) ici est toutefois étrange: âge, caractéristiques physiques, goûts, ne semblent pas toujours être conformes. Inutile toutefois de nous attarder inconsidérément.
L' important témoignage d'un voyageur Gallique qui parcourut la Carolie ces années là vient à point. Je suis heureux de le présenter pour la première fois. C'est en feuilletant les liasses du Tonnerre de Brest que j'ai découvert les lignes que je retranscris ici:
(le voyageur, un certain Honoré de Balzac fils a assisté à un concert de village. Il a été frappé par le jeune chef d'orchestre qui y dirige ses propres compositions, ce qui lui inspire cette très belle page. Nous somme en 1912. Heikki devait donc avoir 17 ou 18 ans et cet épisode se situe plusieurs années après sa fuite du village natal. Ne cherchons pas à comprendre comment il est devenu le chef d'orchestre de village décrit par le voyageur. Claudius Lenissius m'a ouvert des horizons nouveaux quand il m'a confié que "seul le génie explique l'inexpliquable". Je le crois d'autant plus volontiers que la seule autre explication, donnée par l'abbé O. de Lourdes (note 7), ne semble guère raisonnable).
"Un personnage ce Monsieur. Il n'est pas possible de trouver autour de soi, dans une société ordinaire l'exemple d'autant de contrastes se disputant la tête d'une seule et même personne. A le voir on se demande s'il est ange ou bête, beatnick ou marquis du XVIIIème siècle, dilettante ou bûcheur, Dr Jekyll ou M. Hyde, génie ou fumiste. La musique qu'il écrit inspire les sentiments les plus exaspérants, celle qu'il reconstitue et fait jouer par ses Koskenkorviens transporte vers les plus hauts sommets du raffinement esthétique. En fait c'est une nature puissante, une nature à prendre où à laisser. Et on le prend.
Le voyageur ne nous dit malheureusement pas ce qu'il entendit ce soir là. Quant aux artistes il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'un ensemble que Koskenkorva aurait donc créé et qu'il devait promener de village en village, de grange en grange au probable ébahissement des paysans du cru. Le bulletin paroissial Les Cloches de mon Moulin se fait, à la même époque l'écho de Concerts Spiritueux (en gallique!) avec des "oeuvres nouvelles et estonnantes pour les paroiffiens meslomanes, la muficque du futur dans une conffeption révoluffionnaire dicte de la nait-haut-fimplifité carolienne". Comme il n'existe dans la région, à cette époque, aucune formation musicale officielle, il ne peut donc s'agir que de Heikki Koskenkorva.
Qui étaient ses musiciens? Comment jouaient-ils? Et de quels instruments disposaient-ils? Quel était leur répertoire? Honoré de Balzac fils affirma plus tard (note 8) que Koskenkorva dirigeait aussi bien ses oeuvres (on n'en a retrouvé aucune) que de la musique ancienne ( Byströt? Couillindberg? Quidenous? Comment savoir?) (note 9).
Et combien d'autres questions restent sans réponse... Comment les artistes étaient-ils rémunérés par les pauvres paysans? Probablement logés dans la paille d'une grange... Nourris d'un bol de lait sûr et de pain d'écorce de bouleau... Mais aussi parfois chassés par l'ours de garde, moqués, vilipendés par un Kikka Nemo de village... Quel dommage pour la science et l'amusement que nous ne sachions rien de cette épopée... Et quel beau roman réaliste cela aurait-il pu donner sous la plume alerte d'un agagadémicien...
Telle, cette période, même si elle nous reste totalement incompréhensible, n'en est pas ni plus ni moins claire que le reste de l'histoire. Seule est donc autorisée l'imagination créatrice qui nous permettra de reconstruire, avec patience et minutie, l'itinéraire vagabond de notre Héros, de son village à la Grande Capitale. En attendant de conquérir le Grand-Monde.
Tout en faisant l'apprentissage de la vie. Et de son métier.
Qui, comme papa, est le plus beau du monde.
C.2.IL impressions dans la foret (a boris).
Les troncs blancs, les feuilles rouges, le zinzouillement des moustiques composaient une symphonie inachevable qui le saoulait mieux encore que la pontikka de Rokka.
Susi, le petit chien roux bargouinait dans ses poils quand son museau pointu et farfouilleur écrafignochait un peu trop brutalement un cèpignon blet et odoripuant. Placide mais râleur, il reportait vers un futur proche mais inaccessible, la découverte du tonttu gueulard que Heikki, son idole merveilleuse, lui promettait à tout instant. Du moins aimait-il lui laisser entendre qu'il croyait à ces fariboles-lonlaire. Aussi voulait-il lui faire plaisir en se précipitant à la recherche du tonttu imaginaire. Et quand Heikki se prenait à rire et se moquait de lui, il affichait un air faussement penaud et dans la joie du jeu, il mettait dans son regard tout l'émermouillement dont il était capable. Ce qui finissait par le faire éternifler et lui faisait monter les puces aux babouines. Heikki non plus ne croyait guère à ses propres promesses mais faisait semblant d'accéder au désir de son compagnon pour ne pas le peiner et éviter l'excès de postillons qui serait suivi. Cette comédie aurait pu durer longtemps mais tout à la fois grâce au respect mutuel qu'ils se manifestaient et à leur refus d'insister outre mesure, c'était devenu un simple jeu de connivence somme toute attendrissant qui les liait face au monde étranger. Dans la tête d'Heikki roulaient des mélodies sans fins. Pas des vraies mélodies, mais plutôt des lignes qui s'enchaînaient, s'ajoutaient, se poursuivaient et se superposaient, rythmées par la seule chute des gouttes de pluie sur son nez et par les éternoiements rageurs de Susi. Ce dernier savait que quand Heikki était ainsi suspendu à la nature et à la zizique, il ne fallait pas trop faire l'imbécile et il réfreinait en grommelant ses envies d'éterchuements sonores et autres manifestations naturelles de même acabit qui l'accablaient plus particulièrement depuis qu'il avait perdu sa casquette et que ses pâtées comportaient un peu trop de légumes secs. Alors il faisait semblant de chercher le tonttu sans trop d'enthousiasme et guettait du coin de l'oeil le signe que Heikki ne manquerait pas de faire quand il en aurait assez de ressasser ses litotes zizicales dans sa blonde tête rêveuse. Mais Heikki n'en finissait jamais et Susi soupirait et retenait un nouvel éternouillement, la truffe enfouie dans une coccindrelle jaune, un loupiot orange et gluant ou un faucul filiforme, obscène sans sa chemise.
Et patientait. Et observait. Tandis que roulaient les sons dans la tête d'Heikki qui mélopait répétitif. Au départ c'était une formule simplette et brève. Gruppetto désarticulé ou ordalie distendue. Il répétait, malaxait, trifouillait, variationnait. Puis parvenait peu à peu à lui donner une forme. Comme le sculpteur tourne la glaise entre ses doigts et lui donne rythme et rondeur. Et la mélodie devenait tronc parfois lisse (et c'était bon) parfois tourmenté (et Susi prenait peur). Et puis devant ses yeux émerveillés, le tronc donnait naissance à des branches, des branchettes, des branchillons et enfin à des feuillages, des feuillures et des feuillottes. Et les fleurs en jaillissaient, et la rosée se trompait qu'y s'y posait, et même le vent complice s'en mêlait. Fleurs et fruits s'épanouissaient entre les lèvres pâles d'Heikki. Et Susi contemplait, contemplait, et haletait en bavant un peu devant le miracle quotidien. Et puis Heikki se taisait. Et l'arbre restait un instant en suspension dans l'air dans lequel il se dissolvait lentement, comme à regret. Encore un instant, après qu'il ait disparu, l'atmosphère résonnait avec le son cristallin d'un orgue de verre. Susi restait abasourdi de beauté. Et pensif devant ce chef-d'oeuvre qui, tout comme les plus beaux, ne serait jamais écrit, laissant loin derrière lui la plus merveilleuse des pages gravées, terminées, achevées. Sclérosées.
Pensif il était, le Susi. Si pensif qu'il en étermouchait un grand coup pour secouer les miasmes de ses alvéoles cellulaires cervicales. Et l'éternuchement faisait rire Heikki. Faisait fuir les derniers souvenirs de la zizique. L'air aussi se secouait et les dernières feuilles de verre s'envolaient dans un coup de mistral Nordique.
Ils continuaient alors leur promenade, insoucieux, oublieux et gamins. Jusqu'au prochain miracle qui ne saurait tarder d'ailleurs.
C'était peu dire que la nature envahissait Heikki au point de lui faire perdre toute autre notion temporelle. La seule chose qui pouvait alors le faire sortir de l'espèce d'engourdissement dans lequel il se trouvait était la lecture de la vieille Bible qui traînait au fond de sa poche. Il aimait la lire à haute voix. Susi aimait aussi cela. Cà calmait ses troubles métaphysiques se plaisait-il à grogner. Il en devenait même moins maussade. C'est comme un beau livre racontait-il à Heikki en bavotant un peu. Plein d'animaux. Susi aimait les animaux. Il se complaisait par exemple à érotiser sauvage en pensant à l'arche de Noé. Il est vrai qu'en dehors des bottes chaudes et odoriférantes de Heikki il n'y avait guère de fremelle à se mettre sous la patte dans le coin. Mais on ne pouvait pas tout avoir: Heikki, la forêt, l'arbre musical, le Livre et aussi tout le reste dont on n'a pas parlé ici! Alors, s'il y avait trop de haricots et pas assez de fremelles, jamais de tonttu et la casquette perdue, on faisait passer le tout dans le domaine des profits et pertes. Et tout allait alors pour le mieux dans le meilleur des mondes. Simplement, pour le principe il fallait un peu râler. Et bien qu'il expliquât à Heikki qu'il rouspétait pour éliminer ses problèmes métaphysiques, en réalité c'était surtout pour oublier ses affreux cauchemars prémonitoires. Ceux dans lesquels Heikki était le personnage principal. Et de ces rêves là, il se refusait à en parler à qui que ce soit. Ils lui faisaient trop peur....
D.2. TEXTES OFFICIELS.
Mammilä est une paroisse modeste sise à mi-chemin entre Videporc et Carolfors. A cette date, Heikki doit donc avoir 18 où 19 ans. Il serait donc en route pour la capitale. C'est un jeune homme sanguin, plein de vie et de malice qui apparaît dans l'épisode suivant (extrait de registre de la Paroisse de Mämmilä, sous la signature du Pasteur Kalinka en date du 15 Janvier 1913).
Je déclare avoir reçu aujourd'hui notre fils en Dieu Koskenkorva de son nom de baptème Heikki qui a déclaré vouloir sortir de notre Sainte Mère l'Eglise.
J'ai essayé de le raisonner par tous les moyens que Notre Seigneur nous a donnés pour ramener les brebis égarées au bercail.
J'ai dû malheureusement constater que la grâce Divine n'a pas voulu l'éclairer et qu'il s'est conduit ignominieusement. D'abord en se déculottant devant la chaisière. Puis en pissant dans les bénitiers. Enfin en conchiant les Registres sacrés. Pendant que se déroulaient ces activités sacrilèges, j'eus tout le temps de l'admonester usant de toute ma patience et argumentation inspirée. Non seulement mes appels à la sagesse Divine et à l'Ange Gardien des Francs-buveurs restèrent sans effet positif sur la brebis éperdue en stupre et en foultre, mais je dûs reconnaître que son coeur était fermé à la Sainte Parole. Pire, j'ai subi à mon tour les assauts de Satan et la Haine s'est introduite dans mon coeur sans défense. Le Malin qui le possédait m'a même entraîné à pêcher à mon tour par colère et Saincte Rage. J'ai dû lui casser deux dents avec un chandelier tandis qu'il tentait de sodomiser l'enfant de choeur avec une bougie allumée. A la suite de quoi il a fracassé la chaire et s'est mis à jouer des airs sacrilèges sur l'harmonium .. J'ai réussi à le calmer en lui offrant le vin de messe, mais je n'ai pas cédé à sa folie sacrilège quand il a voulu barbouiller de graffitis obscènes les peintures sacrées qui, sur nos Saints murs, louent le Seigneur. Je suis sorti de cette séance satanique épuisé mais corps et âme purifiés. Encore une fois Sainct-Georges avait vaincu le dragon.
Rédigé à l'Hôpital du Sacré-Rouston. (Département des Urgences et des Réanimations - Lit 646)
Signé: Kalinka, Pasteur de première catégorie.
E.2. horreurs du PAYS REVÉ.
Les gens de ce peuple sont foncièrement et merveilleusement bons. Ils sont également très religieux, disciplinés, travailleurs et sobres. Il est par exemple réconfortant de contempler par une des petites fenêtres de la maison de bois qu'elle habite, la famille réunie autour de la table (note 10). La prière dite, le Père coupe une tranche de pain pour chaque membre de la maison. La simple farine additionnée d'eau pure du lac, cuite au four de bois magnifie les mets simples mais appétissants, propres à contenter aussi bien l'âme que le corps. On dépose religieusement dans l'assiette en bois le hareng séché et la pomme de terre bouillie qu'on n'accompagne que d'un peu de beurre salé et qui s'accommode à l'aneth au parfum délicat. Pour toute boisson, on ne boit que du lait. Nul ne parle et, dans certaines régions, le silence est tel qu'il n'est pas rare que de toute la semaine on n'entende rien d'autre que les mouches copuleuses, les poissons sauteurs du lac et le vent trémolant dans les feuillures.
Et ceci dure du lundi au vendredi.
Les chroniques anciennes sont plus elliptiques s'agissant de ce qui se passe du Vendredi soir au Dimanche. Il semble alors qu'une métamorphose se produise brutalement. La cause en serait le dur passage dans le sauna, que le chauffageographe Youpi Agagarine compare à un sas de décompression de deux mètres sur trois pour astronautes interdits de vol et à propos duquel le théologien-Pope Nikola Rudry (de l'école de Chaussure et Chouïsky) parle de communion-sémantique sous la double espèce liquide et gazeuse par l'eau-de-vie et la bière. L'ethnologue Mickey Mauss murmure même qu'au cours de cette étrange cérémonie une sorte de frénésie se développe peu à peu, entretenue par une danse extatique indigène, le humpa-humpa, récemment et progressivement remplacée par des figures (note 11) qu'un ethnomusicologue a comparé à celles du "tanko de Prusse" (note12). La nuit venue, alors que les braves gens dorment dans leurs petits lits, volets soigneusement clos et bien à l'abri des démons nocturnes de la fin de semaine, nés de cérémonies aussi étranges, on chuchote à propos de couteaux sortis de leur étui, de cris, de rixes, de sang et de sexe (note13). La culmination serait atteinte le dimanche matin dans les temples et les églises, pendant la cérémonie rituelle du Serre-Mon au cours de laquelle on peut assister à de remarquables effets d'hystérie collective, comme l'a relaté l'ethnographe Molberg. Après quoi se produirait une longue détumescence qui se prolongerait jusqu'au lundi, de nouveau hardiment lacté et travaillé dans un silence profond. Le spécialiste de la musique Carolienne, Claudius Lenissius a analysé et comparé de nombreuses oeuvres des compositeurs de ce pays et en tire l'intéressante théorie suivante: la forme musicale la plus usitée dans les symphonies indigènes suit exactement le même déroulement (cf. son article: Jean Cybélia, Docteur Jekyll ou Mister Hyde). que la journée type des compatriotes du Grand Homme (Note 14). A titre indicatif voici le schéma que Lenissius propose dans son pénétrant article de la revue musicale d'analyse sémantique lacanienne: "Des notes dans ma culotte":
Exposition: machouillis baveux. La thématique évoque un réveil difficile. Structure avachie. Situation molle.
Développement(s): éveil progressif de la libido formelle et copulative. De la formulation intellectuelle à l'activation des processus corporels. Tentatives réitérées et infructueuses de pénétrations multiples encore qu'inorganisées et irréalisables. Il s'agit ici d'une période de durcissement progressif du ton et de la forme qui tend à un épanouissement conceptuel multi dimentionnel en une scansion d'éternité vécue et éprouvée.
Apogée: réussite orgasmatique d'une pénétration surhumaine, recherche puis aboutissement plus ou moins satisfaisant d'une extase avec trémoli d'arrière-train. Projection dans l'avenir de l'oeuvre en marche. Cette période est l'épanouissement par interpénétration du Sur-Moi dans les profondeurs abscondes du Cà. Le cosmos entre en scène. Eclaboussures d'étoiles en rouge-passion et en jaune-trompette-des-Anges sur fond bleu-Amour-de-Dieu et éclaboussures Uraniennes en boucles sinusoïdales par procédé Yamamoto 4X en temps irréel de type York Höller. Hymnes nationaux et fanfares polymusclées. Feu d'artifice en 96 pistes son octophonique de troisième type et encarts publicitaires.
Stase: on fume une cigarette. Partie non-dynamique du développement. Introspection fugitive. Période molle et langoureuse, proche de l'assoupissement des réflexes neuro-végétatifs de l'oeuvre en devenir.
Réexposition-détumescence: gouzis-gouzis du cortex cérébral avec lambeaux extirpés de la mémoire végétative. Velléités de retour à un développement normal du concept tête-queue avec allusions à un infinitésimal infiniment contrarié par une difficulté d'être du vécu. Période d'aspiration au retour à une situation antérieure par slurps et titillations cervicales successives. Espiègleries sub-boréennes trémolantes incontrôlées. Troubles ménopausés et constat d'échec. Repli sur soi même. Situation somme toute sans espoir.
Coda: sommeil réparateur. Extinction des feux. Méditation sur ce qui fut et jamais plus ne sera. Période d'avachissement de la bête.
Inutile de préciser qu'il s'agit là, à mon avis, d'une intéressante observation sur laquelle nous aurons plus tard l'occasion de nous aplatir plus amplement.
NOTES
1. Spécialiste du chant orthodoxe carolien du VIIIème siècle dans son interprétation authentique par le choc des fricatives nasales contre la butée frontale au lieu-dit du Poinct Fascial Divin, autrement dit Point F. (voir son passionnant article paru dans le Bulletin des Paroisses des Adventistes du Huitième Jour: "A bas le point G, vive le point F.": Oct/Nov. 1969).
2. Voir Volkov, déjà cité.
3. Ce correspondant Gallicien de Kikka Nemo est remarquable par ses écrits (si toutefois on ose utiliser ce beau verbe pour couvrir l'acte ignominieux de ce Poueigh moderne). Le lieu de ses actes délictueux est le Mot de Lutèce, le trop célèbre torchon Penible dirigé par Herr Stinkt.
4. Bien que le professeur Vatanen ait fortement insisté pour que nous prenions toutes nos précautions avec ce témoignage ("Cette conne est gâteuse..."), nous l'incluons car la référence à la "Lettre à Elise" est prémonitoire, comme nous le verrons plus loin.
5. Kikka commente cet épisode dans un article refusé pour raison d'obscènité par le Figaro de Carolfors, sous le titre suggestif de " La chaire est faible et Saint Pierre qui roule passera Noël aux tisons." (Collection de l'auteur)
6. "Un miracle! Encore un miracle nom de Dieu!"(Témoignage Crétin, numéro spécial consacré à H. Koskenkorva, le 24/12/1979).
7. Mémoires de Mme Verdurin. Ed. Proutt.
8. Plus tard, Balzac cita une "canzonetta", un "adagietto" et une fantaisie chromatique pour kantélé à pédales. Mais était-il bien sérieux?...
9. Mémoires du Professeur Schwaitzère "Ce qui se passait dans ma hutte", Editions du Rut de Minuit, paru en livraisons hebdromadaires dans le Figaro de Carolfors, sous le titre évocateur de "La chaire est triste et j'ai bu tous les verres".
10. Dont "La digue du cul" de Maurice Ravel, "Petite pépé Noelle" de Fesse Jackson, "O salutaris Cicciolina" de Jules Massepet et le choral de Paavo dans l'opérette "Les dernières tentations" de Lindsuu et Tienberg.
12. Ou "Blau-Tanko": notre "Tango bleu".
13. Beaucoup d'ethnologues parmi les plus courageux et les plus téméraires ont disparu dans des conditions similaires; on cite fréquemment les cas de Charcot, Victor, Cocteau, Harmonium et Tricostéril. Le seul témoignage - accablant, il est vrai - qui nous soit parvenu est "l'Homme qui quête - à la recherche d'Heikki dans l'Europe en guerre", qui parut en 1945, sous la plume d'un curieux personnage pseudonymé Lungo Buonaparte. Un document exceptionnel sur les moeurs guerrières disparues des indigènes de la Carolie de l'Est. Nous n'en parlons pas ici puisque l'ethnologue italique ne parvint pas, malgré les 5.030 pages de son récit torrentiel, à trouver une seule trace de Heikki (qui? On ne sait même pas si c'est du nôtre qu'il s'agit!). Un document impressionnant de vérité.
14. Voir l'article de Pietro Lancia: "De l'influence du régime lacté sur la rage de vaincre des pilotes de rallye caroliens" et, du même, le "Manifeste des révolutionnaires Kankkuniens" (qui, pendant la guerre, exigeaient "...du sang, du sexe et du lait pour tous...".
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