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Nice
Autour d’Armas Launis – Compositeurs à Nice 1930-1960
Conférence à l'Institut Finlandais de Paris (Ecoute : Chanson de Carnaval) - les exemples musicaux ont été neutralisés pour des raisons de droits.
Si je commence par cette référence à une chanson de Carnaval, c’est qu’il s’agit bien évidemment de la plus vieille tradition de musique populaire niçoise, la Chanson de Carnaval, réécrite chaque année, une tradition à laquelle même Armas Launis a sacrifié, puisqu’il en a écrite une, en 1937, qui ne fut malheureusement pas retenue.
Commençons par un tout petit peu d’histoire
Historiquement, Nice ne peut être considérée comme une ville ayant de fortes traditions musicales. Ce n’est qu’au cours du XIXe et au XXe siècle que, la mode attirant de riches étrangers, des artistes, dans leur sillage, ont commencé à fréquenter la région et qu’une vie musicale locale s’est développée.
Avant qu’on puisse relever le nom de compositeurs niçois et d’autres qui ont émigré dans la ville, on ne peut que constater l’abondance de noms des visiteurs. Certains, comme Berlioz ou Félicien David passent simplement en voyage vers le Sud et interrompent un instants leur parcours saisis par la beauté du lieu. D’autres viennent simplement parce qu’on joue une de leurs œuvres. Quelques-uns viennent finir leurs jours sur la Côte. Passons-les rapidement en revue :
1831 : Hector Berlioz passe par deux fois à Nice. Il y écrit les ouvertures de Rob Roy et du Roi Lear et dira plus tard qu’il y a passé les « vingt plus beaux jours de [sa] vie ». Il reviendra en 1844 et en 1868 et y écrira encore l’ouverture de La Tour de Nice qui deviendra le Corsaire en 1855 ;
1835 : Félicien David fuit la répression contre les Saint Simoniens et s’arrête à Nice sur la route du Moyen-Orient ;
1839 : répondant à l’invitation du Comte de Cessole, Nicolo Paganini s’installe à Nice, où il mourra un an plus tard ;
1842 : Louis Maillard, auteur des Dragons de Villars séjourne dans la ville,
1855 : venue de Rossini qui reviendra en 1868 ;
1855 puis 1857 : Giuseppe Verdi dont les œuvres sont très appréciées vient par deux fois ;
en 1856, on note un séjour de Franz Liszt ;
1858 : Giacomo Meyerbeer vient pour la première fois. Ses opéras sont fréquemment programmés et il reviendra plusieurs fois ;
1860 : pour la venue de l’Empereur, à l’occasion des fêtes du rattachement, l’orchestre du Bal Impérial engage Johann Strauss ;
en 1862, Halevy meurt à Nice où il s’était établi ;
1863 : Jules Massenet vient à Nice se recueillir sur la tombe de son père. Il reviendra régulièrement à partir de 1870, avant d’adopter Monte-Carlo. Il compose sur place Cendrillon et le Jongleur de Notre-Dame et ces deux villes se partageront la création de six de ses opéras. Il participe également aux activités musicales de l’Artistique ;
1866 : première venue d’Offenbach à l’occasion de la représentation de la Belle Hélène. Il reviendra régulièrement en 1867, 69 et 70 ;
1870-71 Passage de Tchaïkovski qui introduit dans son Humoresque opus 10-2, le timbre semplice ma espressivo de Lou Roussignòu que vola.
1881 marque un des nombreux séjours de Saint-Saëns qui aime le Sud et vient souvent à Monte-Carlo ;
1888 : Ambroise Thomas vient diriger Hamlet ;
1893 : Ernest Reyer vient pour la première fois, on le joue souvent à l’opéra (Sigurt en 1893, Salammbô en 1900). Marseillais il mourra au Lavandou en 1909 ;
1895 : Benjamin Godard meurt à Cannes où il s’est retiré, encore jeune ;
1905 puis 1907 : on note la venue de Xavier Leroux, et les passages de Gabriel Fauré et de Camille Saint-Saëns qui y entend le jeune pianiste Mieczys?aw Horsowski dont le frère se fixera plus tard à Nice ;
1906 : Puccini vient pour y entendre Manon Lescaut au Casino ;
1909 : Jean Nouguès, compositeur de Quo vadis dirige à l’opéra ;
1915 : le violoniste napolitain Alfred d’Ambrosio s’installe à Nice où il crée un quatuor qui, à son départ pour enseigner au Conservatoire de Paris, deviendra le quatuor Bistesi. Toute son œuvre est écrite à Nice. Cette même année, on crée l’Amour sorcier de Manuel de Falla, au Palais de la Jetée. Signalons également deux opéras du chef d’orchestre Albert Wolff, qui fut l’éphémère directeur de la musique du Palais de la Méditerranée à ses débuts en 1930, dont le Marchand de masques, en 1914, sans compter les œuvres des compositeurs que je citais précédemment. En 1926 c’est La Corrida, un ‘épisode dramatique’ de Boborykine qui est créé à l’Opéra.
Un mot encore sur les cercles et les salons qui jouèrent un rôle important, en commençant par le Cercle Philharmonique fondé en 1826 par le Comte de Cessole, puis en 1861 le Cercle Masséna, en 1871 le Cercle International (devenu Méditerranéen). En 1881, on peut entendre la première niçoise de Lohengrin, dans la salle de concert construite dans le château Valrose par le baron von Derwies sous la houlette de la cantatrice Sophie Cruvelli devenue vicomtesse Vigier ; c’est là qu’on entendra également en 1879 La vie pour le tsar de Glinka. À l’origine de soirées de musique de chambre, ce sont les frères Antoine et Raymond Gautier qui, rue Papacino dans les années mil huit cent quatre vingt dix, évoluent au sein d’une riche collection d’instruments et d’une belle bibliothèque musicale. Citons encore les salons chez Mmes Rimsky-Korsakoff, Progers, Pollonais, et évoquons encore le Cercle l’Artistique qui, fondé en 1895, s’installe en 1910 à son emplacement actuel, boulevard Dubouchage, qui reçoit interprètes et compositeurs au milieu de fêtes, d’expositions et conférences.
La première salle de spectacle recensée date de 1776 : le Théâtre Macarani, à l’emplacement de l’actuel opéra, devient en 1790 Théâtre Royal puis, de 1792 à 1815 Théâtre de la Montagne. En 1826, la ville l’achète et on construit un bâtiment, le Grand Théâtre, sur le modèle du San Carlo de Naples qui est inauguré en 1828. Son essor artistique eut lieu après le rattachement du Comté à la France de 1860 à 70, sous le nom de Théâtre Impérial puis de Théâtre Municipal. Il brûle en 1881 et on inaugure en 1885 l’actuel opéra qui pendant quatre ans donne des saisons italiennes puis, en 1888, La Juive de Halévy inaugure ses saisons françaises. Un nouvel élan est pris avec la venue de Raoul Gunsbourg comme directeur. A partir de cette date et même après le départ de Gunsbourg pour Monte-Carlo, l’opéra présentera des saisons internationales particulièrement brillantes. La salle du Théâtre de l’opéra offrait 1500 places, tout comme celle du Casino Municipal inauguré en 1882 aujourd’hui disparu, tout comme ont disparu l’Eldorado et ses 2000 places, le Trianon et ses 1000 places, les théâtres des Variétés, Risso, du Cirque, des Capucines, de la Renaissance, Ségurane, l’Opéra-comique de la rue Deloye, l’Olympia réservé à l’opérette, le Politéama, le palais Donadëi et surtout le Palais de la Jetée qui fut ouvert en 1885 et dont l’orchestre était dirigé par Gervasio. Le Théâtre français des frères Cortelazzo, à l’emplacement des actuelles Galeries Lafayette, était spécialisé dans l’opéra-comique. Il y a également des salles de moindres dimensions (Salle Sans Peur, ex salle Bellet ou Salle Legresle, Nouveau Casino). Plus tard, tandis que certaines salles disparaîtront, d’autres – de moins en moins nombreuses il est vrai, car elles sont remplacées par des cinémas – prendront la relève ; c’est le cas de l’Artistique et surtout du Palais de la Méditerranée qui, inauguré en 1929, brûle en 1933 pour rouvrir l’année suivante.
17 cinémas ont chacun son orchestre ainsi que 30 cafés et les relevés de l’annuaire des musiciens de 1922 indiquent qu’il y a 42 compositeurs et chefs d’orchestre qui résident et travaillent, 38 artistes lyriques et professeurs de chant et, entre autres, 117 pianistes et professeurs de piano et 76 violonistes. Enfin rien moins que 11 sociétés musicales, un Journal Musical et plusieurs magasins de location de partitions, des éditeurs de musique, indiquent la vitalité de la vie musicale, à tous les niveaux, d’une ville qui n’a, à l’époque, que 142.940 habitants, mais qui comprend de véritables lignées de musiciens, comme les Bistesi, Quattrochi, Marchesini ou les membres de la famille Cortelazzo-Pichon-Fantapié.
Les premiers compositeurs niçois sont d’ailleurs des adeptes d’une musique de brasserie, d’opérette, de chanson, comme les frères Cortelazzo, une tradition que poursuivra l’éditeur et chansonnier niçois Georges Delrieu (1905-1966) et le compositeur chef d'orchestre César Fantapié.
En 1916, il y a à Nice un conservatoire municipal que dirige Adeline Bailet, enfant prodige du piano qui perdit très tôt l’usage d’une main et se consacra à l’enseignement.
Sur le plan touristique, le XX° siècle a vu s’étendre l’attrait de la Côte d’azur à l’étranger. Russes blancs réfugiés après la révolution, Britanniques roses qui retrouvent les lieux de promenade de l’âne de la reine Victoria constituent encore le contingent le plus important de visiteurs dont certains s’établissent définitivement. Ils sont rejoints pas les Américains d’avant la dépression et pas seulement ceux de la « génération perdue » et, plus particulièrement à partir de 1930, par les intellectuels allemands antinazis et Juifs qui fuient l’Allemagne et s’installent de Marseille à Nice avec un point de fixation à Sanary dont l’Office du tourisme comptabilise non exhaustivement trente six noms d’intellectuels émigrés. C’est là qu’on rencontre Lion Feuchtwanger, l’Alsacien René Schickele, la famille Mann au grand complet (Heinrich avait ses habitudes à Nice depuis 1908 et Klaus mourra à Cannes en 1949), Bertold Brecht qui y écrit les deux versions de l’Opéra de quatre sous en 1928 et 33, Werfel et l’impossible Alma Mahler, et beaucoup d’autres comme la famille de peintres polonais Seifert et Carl Moll, le Franz Hessel de Jules et Jim, Arthur Koestler, Aldous Huxley, qui s’éparpilleront en 1940, généralement après un passage dans les camps d’internement français et dont les plus chanceux trouveront refuge aux USA ou en Suisse, quelques uns se cacheront quelque part en France, les moins heureux ne survivront pas, comme probablement Max Bertouch, l’agent des éditions Weinberger avec qui Launis travaillait avant la guerre. Manfred Flügge dans son ouvrage Amer Azur cite le dramaturge et poète autrichien Franz Theodor Csokor qui, dans une lettre de 1934, vraisemblablement écrite au Café Monnot, sous les arcades de l'ancien casino municipal (place Masséna) qui a disparu aujourd'hui, décrit l’atmosphère à Nice :
« Très chère Lina, je t'écris du café littéraire de Nice, l'équivalent de notre Herrenhof à Vienne. Ce ne sont pas des écrivains français qui sirotent leur Pernod ou leur fine assis aux tables de marbre, mais des émigrés allemands comme nous en connaissons à Vienne depuis 1933. "Les rats pénètrent sur le navire qui chavire", commentait à l'époque Karl Kraus. [...] Mais ici, on n'a affaire ni à des rats ni à des petites gens, on se trouve face de aux grands noms de notre métier. On voit ici le vieux patriarche Schalom Asch qui habite sur la Lanterne au-dessus de Nice. Là, le petit et fragile, Valeriu Marcu avec une belle femme et une bibliothèque encore plus belle que lui envient ses compagnons d'infortune bien plus que sa femme. Et voilà Hermann Kesten, agréablement cynique, mon cher Joseph Roth, tout à son aise entre le cognac et l'absinthe. Walter Hasenclever paraît, nerveux et agité, sans oublier la bonne vieille dame Annette Kolb qui a quitté l'Allemagne de son plein gré. Voilà Theodor Wolff, l'ancien rédacteur en chef du prestigieux Berliner Tageblatt aux soirées duquel affluaient autrefois ministres et ambassadeurs, ainsi que sa femme qui a quitté l'Allemagne avec pour seuls bagages son sac à main et les vêtements qu'elle portait. On voulait la prendre comme otage à la place de son mari qui se trouvait déjà à l'étranger. Elle est une bonne "aryenne", d'un blond grisonnant avec ses soixante ans, et elle souffre d'un terrible mal du pays (dont elle ne parle pas, mais on le sent), alors que lui en tant que juif s'est facilement arrangé de la situation.
Puis vers le soir apparaît Heinrich Mann, gonflé comme un fantôme avec sa barbe poivre et sel, très vieilli contrairement son frère Thomas que l'émigration semble rajeunir, du moins si l'on s'en tient à la photographie publiée dans un journal suisse Je dois t'avouer que cette émigration m'attire d'une certaine manière. Non parce que deux de mes pièces traitent de ce sujet mais que je trouve très attrayant, vu ma relative sédentarité, le fait de dépendre tout à coup uniquement de soi-même avec comme seule patrie sa table de travail. Tout le monde ici croit d'ailleurs à un retour prochain, surtout Theodor Wolff. [...] Mais de quoi je me mêle... Je serai bientôt de retour auprès de toi et d'Egon à Sievering ou à Kufstein et la Riviera avec ses exilés sera à l'autre bout du monde. »
Des écrivains donc, des peintres mais pas de compositeur.
Il faudrait encore parler des compositeurs et organistes qui ont vécu et travaillé à Nice, Henri Nibelle, par exemple, né Briare 1883, organiste de Saint Vincent de Paule, puis Saint François de Sales à Paris retiré à Nice en 1959 où il est mort en 1966, le chanoine Henri Carol, (Montpellier 1910 – Monaco1984), à Monaco, auquel succèdera le grand organiste René Saorgin, l’abbé Roux, organiste en 1910 puis maître de chapelle en 1924 de la cathédrale Sainte-Réparate, auquel succèdera en 1963 l’abbé Bernard Navarre (mort en 2003).
Je n’ai pas abordé les institutions orchestrales et l’opéra qui justifieraient tout un volume, mais il est important de signaler qu’une station de radio d’État : Nice PTT est mise en service en 1936 (elle sera transférée à Marseille en 1939) et qu’elle dispose d’un orchestre de 45 musiciens, et d’une troupe dramatique et lyrique. L’orchestre semble, dès sa création, avoir comme violon solo un jeune violoniste plein de talent et très actif, que nous retrouverons souvent auprès des compositeurs vivant à Nice : Gil Graven.
Venons en au sujet :
Dans les années trente, on peut noter à Nice trois types de compositeurs :
les enfants du pays : ils sont rares et ne restent pas car, pour les plus talentueux, tout se passe à Paris, les études supérieures et les débouchés professionnels étant médiocres. Ce sera le cas des deux plus célèbres : Maurice Jaubert et Eugène Bozza. A leur côté, il y a de plus obscurs et oubliés comme l’organiste Antoine Ribollet qui restera à Nice, Jean Antiga, Mario Vittoria qui enseignera la composition au Conservatoire de Nice ou César Fantapié qui fera carrière à Marseille puis à Paris, avant de retourner finir ses jours à Nice. Après guerre, d’autres suivront le même chemin, comme Pierrette Mari, Christian Manen, Alain Fourchotte ou moi-même, qui quittent Nice pour poursuivre leurs études puis mener une vie professionnelle à partir de Paris ;
les immigrants définitifs. Ce n’est pas la vie musicale qui les attire, mais plutôt la qualité de vie ou de simples raisons familiales. Pour se faire jouer, ils doivent compter sur leurs relations avec le monde musical extérieur. Trois noms me viennent à l’esprit : Eleuthère Lovreglio et Armas Launis, tandis qu’Albert Ribollet parvient à concilier les deux ;
les professionnels que leur engagement professionnel conduit à diriger un orchestre, à Monte-Carlo ou à Nice, comme Henri Tomasi, Corse de Marseille qui dirige à l’opéra Monte-Carlo, Charles Boisard, chef de l’Opéra en 1931 et du premier Kullervo, qui partagea sa vie entre Algérie, Tunisie, Monte-Carlo et Nice, où il mourra en 1950, Marc-César Scotto, chef des Ballets Russes qui sera d’ailleurs mon premier professeur de direction d’orchestre à l’Académie Rainier III de Monaco ;
assimilables à des hirondelles, les plus nombreux ne s’intéressent pas spécialement à Nice, ni toujours à la vie musicale locale, mais ils essaiment sur toute la Côte, de Menton à Marseille, avec une préférence pour les villas des riches mécènes de l’époque ou des pensions de famille tranquilles. Parmi eux, il y a ceux qui s’installent provisoirement comme Bohuslav Martin? ou Maurice Journeau à Nice, ceux qui viennent seuls comme Leevi Madetoja à Cagnes-sur-Mer, ou dans les bagages des Ballets Russes ou Suédois ou avec les Beaumont ou Noailles, comme Stravinsky et les membres du Groupe des Six.
Pourtant, Nice n’est pas ville capable de retenir ses enfants les plus doués. Une situation qui s’éternisera et durera même à l’époque de mes études, dans les années cinquante. Il n’était alors de salut qu’à Paris. Deux d’entre eux vont vite comprendre que la ville ne peut leur offrir les moyens de leurs ambitions et seront les premiers à la quitter. Ils sont quasiment contemporains. Le premier est Maurice Jaubert, qui naît le 3 Janvier 1900 et effectue ses études au Lycée Masséna et au Conservatoire de Nice tout nouvellement créé où il remporte un premier prix de piano en 1916. Il part aussitôt pour Paris y poursuivre des études de droit et revient à Nice en 1919, plus jeune avocat de France. De retour à Paris, après son service militaire, il travaille avec Albert Groz, un compositeur d’indyste membre de la Société Nationale de Musique et se consacre à la musique en travaillant chez Pleyel pour l’enregistrement de rouleaux destinés au Pleyela. Les œuvres de cette époque sont bien oubliées mais montrent son intérêt pour la voix et la scène. En 1925 c’est Le magicien prodigieux de Calderon, en 1927 Elpenor de Giraudoux et Contrebande, un opéra de chambre. Le cinéma sonore naissant l’accapare alors et à partir de 1929, il entame une véritable carrière de compositeur de musiques de film qui le fait côtoyer Jean Painlevé, Jean Vigo (et l’inoubliable Atalante), Cavalcanti, les frères Prévert, René Clair (14 juillet et Le dernier milliardaire), Julien Duvivier (Carnet de bal et La fin du jour), Marcel Carné (Drôle de drame, Hôtel du Nord, Quai des brumes, Le jour se lève).
Cet intérêt, qui fait de lui, avec Chostakovitch et avant Honegger, le premier plus important compositeur de musique de film de la première partie du XXe siècle, lui sert aussi de laboratoire. Dirigeant lui-même ses œuvres, il commence ainsi une carrière de chef d’orchestre.
Parallèlement, il écrit également des œuvres pour le concert, même s’il pense qu’il pourra, plus tard, se consacrer plus particulièrement à ce type de répertoire.
De 1931 à 1939, après Le Jour, poème graphique de Supervielle, créé sous la direction de Pierre Monteux et repris à l’Opéra de Paris, il écrit des cycles de mélodies, comme L'Eau vive, chants de métiers de la Haute Provence sur des poèmes de Jean Giono que nous écouterons ce soir. Le chef d’orchestre français Wladimir Golschmann, nommé à Saint-Louis (USA) crée sa Suite française en 1932. En 1934, c’est la musique de scène de Tessa et en 1935, celle de La guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux. Pour orchestre à cordes, il écrit des Intermèdes et une Sonata a due en 1936. Il dirige lui-même la première de sa Jeanne d’Arc sur un texte de Péguy et Charles Munch crée sa Cantate pour le temps pascal en 1938.
Parallèlement, il s’engage dans son époque. Catholique social, il rencontre Emmanuel Mounier et collabore à la revue Esprit dès sa création. Il participe aussi à l’aventure du mouvement Octobre, prend la défense de Kurt Weill et prend position contre Franco en Espagne. Mobilisé en 1939, il reviendra brièvement par deux fois à Nice, compose ses deux dernières œuvres sur le front (Trois psaumes pour le temps de guerre et Saisir sur des poèmes de Jules Supervielle) et sera tué le 19 juin 1940.
Après sa mort, son œuvre de concert sera complètement oubliée. François Truffaut en fera un des portraits mis au mur de sa Chambre verte, et utilisera sa musique pour ce film, ainsi que pour Adèle H, L’argent de poche et L’homme qui aimait les femmes.
Son style est typiquement français mais hors des courants principaux de l’époque. On y trouve toutefois une tentation néo-classique qui s’enrichit d’un humour proche de celui des musiciens du Groupe des six, mais avec une force qui fait plutôt penser à Arthur Honegger qui n’aurait pas déparé en comparaison avec la musique des compositeurs du groupe Jeune France. Je vous propose d’écouter, extrait de ses Intermèdes pour cordes, le mouvement lent, Musique de nuit.
La carrière d’Eugène Bozza a été bien différente de celle de Jaubert. Né à Nice en 1905, dans une famille mixte franco italienne, il fera souvent référence à ses origines niçoises, même s’il s’installe dans le Nord de la France.
Violoniste, il rejoint le Conservatoire de Paris où il obtient son prix en 1923. Il se fait encore appeler Eugenio quand il compose ses premières œuvres et se consacre à la seule composition et à la direction d’orchestre à partir de 1930. Dans ce but, il retourne au conservatoire de Paris et obtient le Premier Grand prix de Rome en 1931, et sera pensionnaire à la Villa Médicis jusqu’en 1936. En 1939 il est nommé chef à l’Opéra-comique et en 1950, directeur du Conservatoire de Valenciennes, où il restera jusqu’à sa mort en 1991. C’est là qu’il écrira la majorité de son œuvre, consacrant de nombreuses pièces pour les classes instrumentales.
Comme Jaubert, Bozza est bien oublié aujourd’hui des mélomanes et des programmes de concert, mais pas des musiciens qui, dans le monde entier, jouent ses œuvres au cours de leurs études et parfois en concert, notamment les instrumentistes à vent qui trouvent dans l’œuvre de ce violoniste un très grand nombre de pièces virtuoses et plaisantes qui enrichissent un répertoire parfois négligé par les compositeurs.
Voici un petit montage sur une chanson niçoise Calan de Villafranca, dans sa version originale et dans la Rhapsodie niçoise pour clarinette et piano, de Bozza.
Si Jaubert et Bozza ont quitté Nice, ils ont été ‘remplacés’ par deux immigrants, l’un venu du Nord et l’autre du Sud : Armas Launis et Eleuthère (Eleuterio) Lovreglio. Je ne m’étendrai pas sur leurs carrières respectives que j’ai évoquées en détail au cours de précédentes rencontres ici même, et qui ont fait l’objet de parutions dans la revue Boréales, que vous pourrez trouver dans le hall. A leur propos, on peut s’interroger sur leurs rapports avec la ville. Eleuthère Lovreglio est issu d’une famille de musiciens napolitains et quelques œuvres de son grand-père, le flûtiste Donato Lovreglio, sont encore jouées et enregistrées. Diplômé du Conservatoire de Naples en 1916, Eleuterio, après un court passage dans l’orchestre de la Scala de Milan de Toscanini, comme violoniste, rejoint en 1919 sa famille qui a émigré à Nice. Suit une période agitée de voyages, concerts et mésaventures qui vont le conduire à Paris et en Extrême-Orient. Parallèlement à la composition, il dirige beaucoup, en Italie et, bien sûr, à Nice. Il est également joué : ses opéras Romulus et Remus (devenu I figli di Marte) et Stratonice sont donnés en Italie et en France et radiodiffusés par la RAI, la BBC et Radio Lausanne. Il reçoit des commandes et il est joué à Nice et Monte-Carlo, par Eugène Bigot à Paris et Wladimir Golschmann aux Etats-Unis, il est mis au répertoire de l’Orchestre National, des associations parisiennes, de la radio nationale, de l’orchestre de Radio Nice et de nombreuses radios européennes. Son dernier ballet King Sse est créé à l’opéra de Nice en 1973 et repris en 1975.
Lovreglio est donc un compositeur qui, au moins jusqu’aux années de guerre est joué, reconnu, apprécié. Ce n’est pas, par ses origines et sa musique un compositeur niçois, mais un cosmopolite, qui s’intéresse à toutes les musiques et toutes les cultures, jouant à la fois sur l’exotisme qui est encore à la mode dans les années trente et dans un langage dont la référence est celle du debussysme. C’est peut-être là qu’il faut voir la raison de l’ombre qui recouvre son œuvre après guerre. Ses interprètes principaux, âgés ou disparus, connaissent une éclipse identique et le langage musical se renouvelle brutalement, effaçant toute trace des derniers reflets debussystes.
Son implication dans la vie musicale niçoise est certaine. Il fréquente les musiciens, fait partie de jurys locaux, comme celui du Concours national de violon Gil Graven et je me souviens qu’il participait à ceux de clarinette au Conservatoire. Aujourd’hui, son œuvre refait timidement surface et on rejoue et enregistre certaines pièces de musique de chambre et instrumentales. Écoutons par exemple son Andante pour quatuor de saxophones.
Le cas d’Armas Launis est plus particulier. Arrivé inconnu à Nice en 1930 pour des raisons familiales et non musicales, il va garder le reste de sa vie un pied dans la vie niçoise et un autre à l’extérieur, situation inconfortable qui rejaillit sur ses relations avec la Finlande qu’il a quittée mais avec laquelle il aurait voulu garder les relations passées et poursuivre les succès, notamment lyriques, de sa jeunesse. On peut se demander si ses facultés d’adaptation à sa vie musicale nouvelle furent suffisantes. Certes, il se lie avec des journalistes (il est lui-même un correspondant de presse finlandais en France), des écrivains comme Pierre Rocher, des hommes de théâtre nissart comme Francis Gag, je rappelais qu’il écrivit même une chanson de Carnaval qui ne fut pas retenue. Quelques noms se croisent avec ceux que nous avons rencontrés pour Lovreglio : Gil Graven, violon solo de l’orchestre de Radio Nice joue quelques transcriptions et sera même, par son intermédiaire, invité en Finlande – où il ne jouera pas de Launis –, Charles Boisard, chef d’orchestre, dont on ne sait plus grand-chose, dirigera en 1936 Kullervo à Radio Nice et après guerre à Radio Monte-Carlo, Henri Tomasi, chef à Monte-Carlo, qu’il propose à l’attribution d’une médaille finlandaise (je crois la Rose blanche) dirigera la première française sur scène (et radiodiffusée) de Kullervo au Palais de la Méditerranée. Mais, mis à part une création radiodiffusée d’extraits de Jehudith, sous la direction d’Eugène Bigot en 1954, Launis n’aura guère de succès dans ses tentatives pour faire jouer ses opéras, ni à Nice où je n’ai pas retrouvé d’autres contacts que ceux évoqués plus haut, ni à Paris, à l’Opéra ou à la Radio, ni encore auprès des ambassades finlandaises en Europe auxquelles il demande de l’aide, ni même en Finlande, qui se contentera de rediffuser l’enregistrement de Radio Monte-Carlo. A partir de son arrivée à Nice, il semble, plus ou moins involontairement, s’être mis en marge du monde musical actif, une situation que les années de guerre ne pouvaient qu’accentuer. Aujourd’hui, tous témoins disparus, il est difficile d’en comprendre les raisons exactes, même si on peut supposer que, par son attitude intransigeante, il en a été autant responsable que le contexte de l’époque.
Contrairement à celles de Bozza, Lovreglio et même Jaubert, la musique de Launis peut difficilement apparaître comme ‘nationale’, que ce terme signifie une référence à la Finlande ou à Nice et à la France. Certes, il utilise dans ses opéras des tournures qui se rapprochent du pays dans lequel se déroule l’action et dans ce sens l’exotisme joue un rôle qu’on peut rapprocher du folklorisme apparent chez Bozza et Lovreglio. C’est notamment le cas dans Aslak Hetta et dans Jehudith. Sa musique appartient à son monde propre, qu’il écrive en utilisant un langage modal ou emprunte à un chromatisme né de mélodies contournées, deux attitudes qu’on retrouve dans sa Suite nordique, qui réunit des pièces d’origines diverses qui montrent qu’un même thème pouvait servir à des finalités fort différentes et que cet auto plagiat fait de lui un compositeur dont l’œuvre – hormis lyrique – est particulièrement réduite.
Ecoutons l’Appel du berger, extrait de la Suite nordique.
Albert Ribollet est né la même année que Launis. Comme lui, il venu à Nice où il s’est plu au point de vouloir y rester. Cela s’est passé en 1913 quand ce jeune organiste fraîchement émoulu du Conservatoire de Paris vient inaugurer l’orgue du Casino Municipal puis pendant cinquante ans devenir l’organiste titulaire de celui de la Cathédrale Sainte Réparate. Il perd une jambe en 1915 et revient à Nice où il crée une classe d’orgue au Conservatoire ainsi que les classes de fugue et de composition. Il y succèdera à Ismaël Michalon comme directeur de 1947 à 1954. Remarquable improvisateur, il laisse 12 symphonies, de la musique de chambre, 3 messes et des motets, des pièces d’orgue et des mélodies. Il meurt en 1963. Je remercie Marcel Sauvan, époux de sa petite fille de m’avoir fait parvenir ces deux photos. L’allée centrale du jardin du monastère de Cimiez porte, depuis 2001, son nom.
Les deux compositeurs qui suivent sont tous deux liés à Launis et à Lovreglio. Henri Tomasi parce qu’il les a dirigés tous deux et Bohuslav Martin?, parce qu’il a fréquenté Lovreglio qui l’a aidé pour mettre en musique la langue italienne de son opéra Mirandolina.
Henri Tomasi (1901-1971) est un Corse de Marseille qui, comme Launis ou Lovreglio, habitait un pays qui partait d’Extrême-Orient pour rejoindre l’Espagne, en passant par l’Afrique. Homme de son temps, de vaste culture, humaniste actif, il fit une carrière de chef d’orchestre à Marseille, Monte-Carlo et à l’Opéra comique de Paris et écrivit une centaine d’ouvrages. Tout comme les autres compositeurs dont nous parlons aujourd’hui, c’est un indépendant au fort tempérament et, si Darius Milhaud est le plus provençal de nos compositeurs, Tomasi est certainement le plus méditerranéen : « La Méditerranée et sa lumière, ses couleurs, c’est cela pour moi la joie parfaite. La musique qui ne vient pas du cœur n’est pas de la musique. Je suis resté un mélodiste ».
Chef d’orchestre, il dirigea la première française de Kullervo de Launis, au Palais de la Méditerranée, en 1940, mais refusera d’en assurer la reprise radiophonique à Radio Monte-Carlo, après guerre, pour des raisons d’ordre financier, alors que de 1946 à 47 il est le directeur musicale de l’orchestre de Monte-Carlo, celle-ci étant assurée par Charles Boisard. Après des études au Conservatoire de Marseille, il part à Paris étudier la composition et la direction d’orchestre. Ses premières œuvres s’inspirent de la Provence, de la Méditerranée, le la Corse, une inspiration qui, de folkloriste, va tendre au mysticisme avec ses principaux ouvrages de l’après-guerre, les opéras Don Juan Manara d’après Milosz Sampiero Corso, Le Silence de la Mer, puis Le Requiem pour la Paix, le ballet Noces de cendre et ses œuvres engagées que sont Le Chant pour le Vietnam, la Symphonie du Tiers-Monde et Retour à Tipasa. Également compositeur de nombreuses œuvres instrumentales, dont un concerto pour trompette qui fait les délices des solistes partout dans le monde, il puise aux sources des musiques traditionnelles une inspiration qui rejoint celle d’un Bozza.
Ecoutons extraits des Fanfares Liturgiques, la Procession
Maurice Journeau est un cas particulier. Né en 1898 à Biarritz, mort en 1999, il vient à Nice en 1925, quand il prend la direction de l’Hôtel Windsor et quittera définitivement la ville en 1936. C’est un compositeur indépendant qui a pourtant poursuivi à Paris des études musicales poussées avec Max d’Ollone et Nadia Boulanger. Il semble déjà connaître le violoniste Gil Graven qui est bien le trait d’union entre plusieurs des compositeurs qui nous intéressent. Compositeur à ses « heures perdues » (comme Jean Cras), il est joué à Paris, notamment par le Quatuor Bozza, et écrit principalement de la musique de chambre et pour piano. J’espère qu’à une prochaine occasion nous pourrons revenir sur son œuvre, ce soir nous entendrons… mais en attendant je ne résiste pas au plaisir de vous faire entendre un extrait de sa suite Aux rivages méditerranéens » par son créateur, Gil Graven, dans la version pour violon et piano. Elle est composée de trois parties : Le Cap d’Antibes, Le village de Sospel, Cimiez, le monastère parmi les fleurs. Il existe un document de radio probablement fort émouvant, par Gil Graven, mais je ne peux malheureusement vous le faire entendre.
Né en Bohème en 1890, fils d’un sonneur de cloches de la ville, Bohuslav Martin? entreprend des études musicales en autodidacte avant de rencontrer à Paris Albert Roussel. Paris et Nice seront ses ports d’attache pendant dix sept ans. C’est à Paris qu’il crée avec Marcel Mihalovici, Alexandre Tansman, Alexandre Tchérepnine et Tibor Harsanyi, l’École de Paris, réunissant des musiciens originaires d’Europe centrale émigrés à Paris. C’est dans les années trente qu’il obtient une reconnaissance internationale, notamment avec la création de son opéra Juliette ou la clé des songes (1938). Exilé aux États-Unis pendant la guerre, il rentre en Europe et, ne pouvant rentrer dans son pays, se fixe à Nice en 1953 partageant son temps entre Nice et Liestal, en Suisse, où il mourra en 1959.
De tous les compositeurs dont nous parlons, c’est certainement celui dont l’œuvre, par son importance quantitative (il a écrit quelques 387 ouvrages) et qualitative, est la plus remarquable. Diffusée dans le monde entier, elle évite encore le pays où il a vécu le plus longtemps ; le nôtre ! Pourtant son style qui emprunte à des sources très différentes est propre à convenir à bien des goûts. La musique de Bohème, Debussy, sont les sources premières, mais le néoclassicisme et le surréalisme vont vite intervenir, tout comme son goût pour la vie et le jaillissement du rythme et de la mélodie.
Écoutons extraits de ses trois Paraboles pour orchestre, la Parabole du navire, le voyage de Thésée.
Ouvrages ayant servi de référence :
Catalogue de l’exposition du musée Masséna de 1933 : La musique et le théâtre à Nice et sur la Riviéra.
Dictionnaire historique et biographique du Comté de Nice Editions Serre
FLÜGGE Manfred, Amer Azur : artistes et écrivains à Sanary Editions Kiron
LATOUCHE Robert Histoire de Nice (3 volumes s.é.)
Revues : NICE HISTORIQUE - SOURGENTIN – BOREALES.
ANNUAIRE DES MUSICIENS 1922
Recherches personnelles dans les archives Armas Launis
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