Erkki et Onerva. Photo H.C. Fantapié
Illuminations par la Jeune Philharmonie de Seine Saint Denis enregistrées au cours d'un concert en l'Eglise Saint-Marcel à Paris en mars 2002 (mesures 105 à 113) (fichier MP3. Tous droits réservés)
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Erkki Salmenhaara avait soixante et un ans...
Sommaire
1 - Erkki Salmenhaara avait soixante et un ans...
 1 - Erkki Salmenhaara avait soixante et un ans...
Erkki Salmenhaara est peu connu en France, son œuvre y est négligée et son activité musicographique n'a pas fait l'objet de traductions. Il est ainsi difficile de juger de l'aura qui l'entoure dans son pays et de la considération dont il fait l'objet. Il nous a quittés, brutalement, le 19 mars 2002.
Plus que sur son activité musicographique (son étude en allemand sur Ligeti se trouve au Service de documentation de Radio-France) c'est son œuvre de compositeur qui me semble importante. On trouvera certainement par ailleurs dans cet ouvrage l'importante liste de ses contributions à l'histoire et à la musicologie et je ne m'étendrai pas ici sur elles. Il est pourtant difficile de ne pas rappeler le travail qu'il a effectué sur l'histoire de la musique finlandaise (en finnois avec M. Heiniö et F . Dahlström) et sur la vie et l'œuvre de Jean Sibelius dont il est certainement l'un des meilleurs connaisseurs actuels depuis Erik Tawaststjerna et on ne peut que regretter qu'aucun éditeur français se soit intéressé à faire traduire la biographie qu'il lui a consacrée (en finnois également). Son étude des différentes versions du concerto pour violon (également consultable à Radio-France) a trouvé un écho universitaire en France dans un mémoire malheureusement non diffusé. Mais pour ne pas m'éparpiller en vaines références pour des lecteurs français c'est surtout sur le compositeur que je souhaite insister rappelant qu'on peut trouver de plus amples détails sur le site Internet du centre finlandais d'informations musicales www.fimic.fi ou dans les articles parus en France dans la revue Boréales (28, rue Georges-Appay 92150 Suresnes).
Le parcours musical de Salmenhaara ne facilite pas le travail d'un classificateur. Le passage dans l'avant-garde musicale de cet élève de Joonas Kokkonen en Finlande puis de Ligeti, à Vienne en 1963 n'a duré que peu de temps au début des années 1960, a fait scandale et a été assimilé à l'époque à « des bruits de chambre d'enfants », une période dont Jacques Longchamps se rappellera encore en 1975 dans ses articles du Monde. Toutefois, l'influence de Ligeti perdurera par l'intermédiaire de l'utilisation de la technique des « taléas » comme je le dis par ailleurs dans mon article sur Illuminations, mais au prix d'un détournement stylistique complet. Car très vite Salmenhaara va modifier son mode d'expression, tout en restant fidèle à lui-même. Aux collages, effets aléatoires, participations à des happenings, expérimentations électro-acoustiques et autres utilisations d'objets instrumentaux détournés va succéder une période de décantation qui entre 1965 et 1970 produira des ouvrage d'une grande intensité au prix d'une simplification drastique du langage. Cette période, riche en compositions voit naître trois symphonies, des poèmes symphoniques d'où la provocation n'est pas absente mais c'est dans trois ouvrages que Salmenhaara va le plus affirmer une nature élégiaque (au plein sens du terme) poétique - et rebelle. A une époque de triomphe du sérialisme il se considère (l'histoire semble lui donner raison) comme à l'avant-garde en utilisant un langage néo-tonal provocateur. Serait-il venu de Russie comme Schnittke ou Kancheli, de Pologne comme Gorecki, d'Estonie comme Pärt, des USA comme Adams qu'il eut connu une célébrité immédiate. Mais il n'aimait pas la publicité et refusait de se mettre en avant. A la fin des années 60, il se présente donc comme un précurseur ce qui ne facilite pas la diffusion de son oeuvre. Son poète préféré, son ami d'enfance, Pentti Saarikoski écrit en finnois ce qui ne facilite pas non plus la diffusion à l'étranger de Kuun kasvot (La face de la lune, 1964) certainement un chef-d'œuvre et un ouvrage charnière. L'épanouissement du nouveau style se trouve dans l'humaniste Requiem profanum (1968-69) dont l'apogée est certainement la lancinante Mort des pauvres (sur le poème de Baudelaire). Le troisième ouvrage important est son opéra Portugalin nainen (La Portugaise d'après Musil, 1970/72) qui fut malheureusement tellement mal monté qu'il disparut injustement du répertoire aussitôt.
Les années 1970 voient naître un grand nombre d'ouvrages qui montrent Salmenhaara en pleine possession de ses moyens en même temps que, face à l'incompréhension d'une partie des « élites » de son pays, le fossé va se creuser chaque année un peu plus. Amoureux de la littérature et de la poésie, il consacre de nombreux ouvrages à la voix, seule (Selene, 1977) ou chorale (Missa profana, 1977), écrit des concertos pour divers instruments, un domaine où culmine l'impressionnant et hiératique Introduction et Choral pour orgue et orchestre (1978), des ouvrages de musique de chambre avec en particulier quatre sonates pour piano dans lesquelles il se montre particulièrement extrémiste. Deux symphonies et un poème symphonique (Illuminations qui sera créé à Paris en 2001-2002 et dont je parle plus longuement ailleurs dans cet ouvrage) complètent son œuvre symphonique tandis que de nombreuses pièces pour cordes permettent une diffusion internationale de sa Canzonetta, de Lamento, de la Sinfonietta, de l'Adagio avec hautbois et, de Poema avec alto.
Il est impossible de résumer en quelques lignes les caractéristiques de la musique de Salmenhaara. Aussi au-delà de l'analyse technique, je tiens à insister sur le fait que les auditeurs et les interprètes qui ne connaissaient pas sa musique avant de l'entendre ou de la jouer, sont tous frappés par l'émotion qui s'en dégage. L'aspect intellectuel qu'on découvre parfois a posteriori n'apparaît jamais au premier plan et Salmenhaara, qui rêve d'une musique qui s'adresserait à tous, réussit pleinement avec les gens simples et avec les musiciens sensibles. Actuellement cette musique semble devoir se heurter à ceux qui croient détenir le « savoir », les critiques blasés, les habitués des lieux où se négocie la mode musicale et qui ne sont que la proie de leurs fantasmes commerciaux, de leur goût du vedettariat, des jeunes et photogéniques artistes et du profit immédiat. A ces habitués aux forts épices exotiques, Salmenhaara paraît fade et ils sont incapables de ressentir, sous leur carapace de mauvais goût, dans la musique apparemment lisse de ce doux et sensible intellectuel, l'émotion, la révolte et la provocation constantes. Dois-je dire que je suis catastrophé du trop peu de cas que les musiciens de renom, en Finlande, à quelques exceptions près, font actuellement de son œuvre et je veux me persuader que les changements actuels qui se font jour dans les mentalités musicales vont rapidement permettre un rééquilibrage des valeurs qui bénéficiera à une grande partie de l'œuvre - passée et future - de Salmenhaara (qui n'a, après tout, que soixante ans !)
2 - Introduction
Né en 1941, celui que certains ont cru un jour pouvoir définir comme l' "enfant terrible" de la musique finlandaise (un souvenir des "concerts de la chambre d'enfants") va avoir soixante ans.
L'occasion pour ses amis finlandais et français de se rejoindre en de modestes célébrations d'hommage pour ce professeur emeritus qui - quoi qu'on en pense, est - à mon avis - plus compositeur que professeur.
Né à Helsinki le 12 mars 1941, sa carrière a, en effet, parfois été éclipsée par ses activités de critique à Helsingin Sanomat, au sein de l'Association des compositeurs, à l'Université, par son action pour la reconnaissance de l'oeuvre de Leevi Madetoja, Uuno Klami, par ses livres, notamment sur Jean Sibelius, et par l'écriture de nombreuses études musicologiques et pédagogiques (traités d'analyse, sur Ligeti, Brahms, etc.).
Son oeuvre s'étend sur près de quarante ans. Après des études brillantes, notamment avec J. Kokkonen et G. Ligeti, il fait un temps figure de révolutionnaire mais ses tendances naturelles le conduisent vite à adopter un style qui anticipe sur les tendances futures d'un grand nombre de compositeurs qui vont connaitre la célébrité dans les années 1990. A t'il eu le tort d'avoir raison trop tôt ? Cela n'explique pas que certains de ses ouvrages ne soient pas plus joués aujourd'hui et on peut beaucoup attendre de la (re)découverte du Requiem profanum, du concerto pour orgue, de l'Adagio pour hautbois et cordes. Son opéra La femme portugaise devrait être réentendu dans des conditions meilleures que la première bâclée de l'année 1972. Ses choeurs restent au répertoire, mais Kuun kasvot pourrait appartenir aussi au répertoire de chorales non fennisantes (un appel à Laurence Equilbey par exemple ou à ceux qui pourraient s'engager dans la brèche qu'elle a ouverte).
3 - L'oeuvre : vue par Kalevi Aho (in "Boréales")
L'avant-garde de la jeune génération des années 1960
C'est en 1957 que fut fondée, à l'initiative de Matti Rautio et Seppo Nummi l'association des Jeunesses Musicales de Finlande. Ses activités s'éteignirent dès 1965 mais en 1961-64 sous les présidences successives des compositeurs Kaj Chydenius et Erkki Salmenhaara et du critique musical Seppo Heikinheimo, elle ouvrit un nouveau champ de manœuvres pour la génération la plus jeune des compositeurs et des critiques avant-gardistes de Finlande.
Les Jeunesses Musicales de Finlande cherchaient à introduire la musique d'Europe centrale la plus récente de la même façon que leur aînée, la Société de Musique Contemporaine, en organisant des auditions discographiques, des conférences et des concerts. Plusieurs membres de l'association (comme Salmenhaara et Chydenius) étaient des musicographes actifs. C'est ainsi qu'on a présenté pour la première fois au public finlandais l'œuvre de Webern, Stockhausen, Boulez, Cage, Ligeti et des avant-gardistes polonais et qu'ont été invités en Finlande Stockhausen (trois fois), Nono (deux fois), Cage et Ligeti.
Les Jeunesses Musicales se sont très tôt détournées du dodécaphonisme et du sérialisme qui ne s'est pas imposé dans la musique contemporaine finlandaise et Kaj Chydenius déclarait dès 1961 que son heure était passée. La nouvelle génération l'a proclamé anachronique au moment même où il se faisait connaître chez nous. On s'est alors intéressé à la technique des champs, à la notation graphique, à l'improvisation et au happening. L'enrichissement est venu des techniques de collage, de citation et d'allusions stylistiques qui prenaient leur source dans la musique tonale, la musique populaire et le jazz ce qui a contribué à ouvrir la voie à la période pluraliste de composition en Finlande.
Erkki Salmenhaara a étudié la composition d'abord avec Joonas Kokkonen puis a poursuivi ses études à Vienne en 1963 avec Ligeti. Il a soutenu sa thèse de doctorat en 1970 sur le thème du matériau musical et de son traitement dans les œuvres Apparitions, Atmosphères, Aventures et Requiem de Ligeti. Il a été le critique musical d'Helsingin Sanomat de 1963 à 1971. Comme compositeur Salmenhaara est passé directement de l'école à l'avant-garde. La pièce chorale Kuun kasvot (Le visage de la lune - 1960/64) est déjà très chromatique. Après quoi pendant près de cinq ans son évolution l'a conduit de l'expérimentation (Suoni successivi pour deux pianistes - 1962, Pan et Echo pour quatre cymbales, tam-tam et amplificateur - 1963, Concerto pour deux violons électriques - 1963) à la technique des champs sonores (1e symphonie Crescendi - 1962/63, 2e symphonie - 1963/66, Élégies I et II pour ensembles de chambre - 1963), à une technique de motifs librement chromatiques (la sévère 3e symphonie - 1963/64) puis à une technique de champs construits à partir d'accords parfaits (l'important poème symphonique Le Bateau ivre - 1965/66). La 2e symphonie est une des œuvres les plus « ligétiennes » de la musique finlandaise et sa nouvelle édition a obtenu le prix de la Radio finlandaise. Le Bateau ivre a une sonorité sombre et douce ; c'est un tournant dans son œuvre qui s'oriente ensuite vers une tonalité de plus en plus prononcée.
Les Jeunesses Musicales finlandaises, avec leurs actions spectaculaires ont réussi a soulever de vives polémiques et à agacer les critiques les plus conventionnels. Ainsi Nils-Erik Ringbom a considéré le premier concert des Jeunesses musicales comme un pur bruit excessif de nursery sans aucune astuce. Cette critique a donné aux concerts organisés par les Jeunesses Musicales la dénomination de « concerts de chambre d'enfants ». Bien que peu d'œuvres issues de ces concerts soient restées au répertoire, cette étape de l'histoire de la musique créatrice finlandaise est très importante, car le pays a été alors directement conduit à l'écoute de son temps. En ouvrant un débat vivant et polémique les compositeurs de « chambre d'enfants » ont apporté un bol d'air frais dans le climat musical finlandais. En même temps ils ont proposé des sorties possibles de l'impasse dans laquelle se trouvait l'avant-garde, une nouvelle conscience de la tradition, le retour à la tonalité, la chanson, le jazz, la musique politiquement engagée.
La volte-face d'Erkki Salmenhaara s'est produite avec une de ses meilleures œuvres pour orchestre, Le bateau ivre (1965), où pour la première fois il a utilisé des accords parfaits comme matériau de ses champs sonores. Après quoi, une polytonalité qui rappelle celle de Milhaud et plus tard une néotonalité dépouillée sont devenus les éléments essentiels d'un style qu'il a caractérisé lui-même comme un postmodernisme représentatif de la neue Schönheit. Dans ses œuvres de la fin des années 1960 on rencontre de temps en temps un humour original ironique et nostalgique (le poème « antisymphonique » Suomi-Finland - 1967, le poème pour orchestre La fille en minijupe - 1967), que le compositeur souligne par des emprunts stylistiques et des allusions sonores. A partir des années 1970 les nuances de sa musique deviennent plus sérieuses. Les pierres angulaires de sa période néotonale sont le Requiem profanum (1969) sur des textes séculiers, la 4e symphonie (« La symphonie de midi » - 1972), L'opéra La Femme portugaise (1972) d'après la nouvelle de Robert Musil, la curieuse 4e sonate pour piano, presque minimaliste (1980) et la 5e symphonie « Lintukoto » (1989) pour chœurs et orchestre. A sa propre manière, Salmenhaara a tranquillement remis en question les buts du modernisme et cherché à provoquer l'auditeur afin qu'il accepte la simplicité et la beauté. Son nouveau style n'a pas suscité un accueil très favorable en Finlande, et il s'est peu à peu mis à l'écart mais son œuvre suscite actuellement un intérêt renouvelé et il est relativement joué en France.
Parallèlement Salmenhaara est très considéré comme musicologue et essayiste. Depuis 1966, il enseigne la musicologie à l'Université d'Helsinki et son œuvre littéraire est plus importante que celle d'aucun autre compositeur finlandais. Outre sa thèse sur Ligeti, il a publié de nombreux ouvrages qui traitent de théorie, d'histoire de la musique, des symphonies de Brahms et de l'histoire de la musique finlandaise. Dans ce dernier domaine citons son étude sur Tapiola de Sibelius, les biographies de Madetoja et de Sibelius, les volumes I-III de L'Histoire de la musique finlandaise en quatre tomes et l'histoire de la société des compositeurs Säveltäjänä Suomessa. Il est également depuis longtemps une importante personnalité de la vie musicale finlandaise (critique, Union des compositeurs, Association des orchestres, etc.).
4 - Discographie :
Certains de ces disques peuvent être entendus à l'Institut Finlandais de Paris (voir les liens)
en France, on ne trouve que le disque hors commerce de l'ensemble DIONYSOS avec la hautboiste Corinne Jobart (Lamento pour cordes, Elegia N.5 pour cordes, Adagio pour hautbois et cordes) (disponible auprès de la Jeune.Philharmonie@wanadoo.fr )
En 2001, la Jeune Philharmonie de Seine Saint-Denis a créé son oeuvre inédite Illuminations et l'orchestre de chambre DIONYSOS a donné Poema avec Sophie Antelmi en soliste. En hommage, les concerts de mai et juin 2000 comportent l'interprétation d'Adagietto pour orchestre (Paris, Noisy-le-Sec, Drancy)
En Finlande ou en importation signalons
Bibliographie en français
Boréales 9/10 1978 (Quelques réflexions...) - 26-29 1983 (La musique finlandaise) - 70/73 1997 (La musique finlandaise, des origines à nos jours) -
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ILLUMINATIONS ? ... IL EST GRAND TEMPS.
AVERTISSEMENT
Lecteur : ne t’attends pas à découvrir ici une analyse sérieuse, universitaire, scientifique. Seulement à trouver – si tu as le courage d’aller jusqu’au bout de ces lignes - quelques idées jetées sur le papier et organisées selon une méthode moins adornienne (schenkérienne, sémiologique, dalhausienne, algorithmique, etc.) que shawienne, voire koskenkorwienne.
ANECDOTE
Dans les années -70 des critiques et musicographes, évidemment à l’avant-garde de la pensée musicohistorique, considéraient encore E.S. comme un des principaux ‘enfants terribles’ de la musique en Finlande. Ils conservaient avec persistance un (lointain) souvenir des concerts de ‘chambre d’enfants’ et de l’audition de quelques ouvrages explosifs (vite répudiés par le compositeur.) Le ‘retour sur lui-même’ stylistique d’E.S. datait pourtant du milieu des années –60 et il y avait eu entre temps Kuun kasvot (1964) ou le Requiem profanum (1968-69) qui auraient pu leur mettre la puce à l’oreille.
L’année 1971 qui nous intéresse aujourd’hui fut remarquable par le nombre d’œuvres écrites (onze, sans compter Portugalin nainen dont la composition s’étendit sur trois années.) C’est cette même année que l’orchestre de la Ville d’Helsinki organisa un de ces nombreux concours qui existent dans ce pays béni des compositeurs et qui permettent d’enrichir le répertoire symphonique national – sinon international – (et incidemment la poche des compositeurs récompensés.) E.S. y participa en envoyant une symphonie (la quatrième, dont la version définitive date de 1972.) Le compositeur qui « doutait du succès d’un ouvrage qui reflétait trop son style tonal » décida d’écrire « en quelques jours » une autre œuvre qui, par son utilisation des techniques d’écriture ligétiennes, semblait plus apte à satisfaire un jury qui ne pouvait qu’être dans le vent de son époque.
Ô rigueur et indépendance de pensée des jurys musicaux ! La quatrième symphonie passa inaperçue et (comme l’avait pensé le compositeur) ce fut l’œuvre de secours qui fut retenue.
La morale (si morale il y eut) de l’histoire est que par une curieuse logique ce fut pourtant la symphonie qui fut créée au cours d’un concert radiodiffusé le 13 octobre 1972 sous la baguette du compositeur, tandis que l’œuvre de substitution récompensée ne fut - malgré des promesses réitérées de l’intendant de l’orchestre - jamais jouée.
- A propos, ai-je dit que l’ouvrage en question portait le titre d’Illuminations ? Et que c’était de cette œuvre dont je voulais parler ?
À CÔTÉS
Il y a dans la musique d’E.S. un côté provocateur qui - les années de jeunesse passées - continua de se manifester d’une manière plus subtile, en agissant par détournements (littéraires et symboliques dans la Missa profana, musicaux par la citation parfois simplement suggérée dans la troisième sonate pour piano ou littéraux dans Poema.) Il y a aussi un certain nombre de constantes qui se retrouvent d’une manière plus ou moins apparente dans la quasi-totalité de ses ouvrages comme le tempo (qui sur une base pulsative proche de 60 n’évolue que peu en deçà ou au-delà) et la spirale mélodique qui fonctionne comme une sorte de vis sans fin (comme dans La Mort du pauvre du Requiem profanum.) Ces deux éléments majeurs contribuent au côté obsessionnel de la majorité des œuvres du compositeur. Mais cette sorte de répétitivité que cultive E.S ne doit rien à ses homologues yankees et semble bien issue d’un traitement des ‘taléas’ à la manière ligétienne.
Si dans les années -70 je n’eus pas l’occasion d’entendre (et pour cause) Illuminations, je ne peux pas dire que j’adhérais alors pleinement à l’esthétique de la quatrième symphonie. Il est vrai qu’à cette époque, j’étais encore très marqué par une certaine forme d’avant-garde telle qu’on l’entendait à Paris, notamment du côté de Beaubourg. Je me rappelle également qu’Olavi Pesonen m’avait confié que pour lui, parmi les symphonistes de l’après-guerre, E.S. était le véritable continuateur de Madetoja. Vingt-cinq ans plus tard je fais amende honorable et j’avoue apprécier cette symphonie que je situe personnellement plus dans le prolongement de Sibelius que de Madetoja, notamment dans son traitement du temps musical. La version de 1972 en améliore d’ailleurs considérablement la forme et j’apprécie aussi les clins d’œil à la septième symphonie de Sibelius, à l’ouverture des Hébrides de Mendelssohn (déjà !) et à une polytonalité dont on ne sait si elle vient d’Ives ou si elle se dirige vers Milhaud (qu’E.S. ne découvrira – je crois - que bien plus tard). J’apprécie également les germes obsessionnels qui seront considérablement développés ultérieurement (par exemple dans l’Adagio pour hautbois et cordes) et les mouvements harmoniques simples qui prendront plus tard une importance de plus en plus grande.
Pour en terminer avec cette symphonie qui n’est tout de même pas notre sujet du jour, puis-je humblement demander à MM. Salonen, Saraste, Segerstam, Kamu, Söderblom, Ollila, Vänskä, Oramo, Franck, etc. De bien vouloir se la rappeler. Elle en vaut la peine.
CORPUS DELICTI
- Venons-en donc à l’objet.
L’objet
Son titre est Illuminations, ‘Poème pour orchestre’ (en français) et il se présente sous la forme d’une partition manuscrite de 20 pages et 175 mesures (les écoliers qui ne la regarderont pas de trop près croiront qu’il n’y en a que 174.)
La nomenclature instrumentale est identique à celle de la symphonie (peut-être qu’elle était imposée car certains instruments semblent mis pour le principe comme la flûte en sol qui ne joue que pendant six mesures dans une tessiture accessible à une flûte en do et sans que l’alibi de la sonorité puisse être invoqué, et l’utilité du cor anglais n’est pas plus évidente pour les mêmes raisons.)
Parallèle littéraire
Vous savez peut-être qu’Illuminations est le titre que le poète Arthur Rimbaud a donné à des textes qui seraient une « métaphore de la libération de la langue (qui) représente l’aventure des possibles du langage » ainsi que l’écrit Lionel Ray, lequel ajoute que ces textes sont réunis solidairement autour de schèmes et de thèmes verbaux d’une manière presque mécanique. Il y a également dans la poésie de Rimbaud un second degré qui est certainement plus important que la compréhension immédiate.
E.S. dit qu’il a donné ce titre par hasard et que le poème pour orchestre n’illustre aucunement celui du poète. Faut-il le croire ?
- Peut-être.
Mais on peut supposer que le compositeur de la pièce musicale et télévisuelle qui utilisait le texte même du Bateau ivre en 1965-66, ressentait encore une fascination qui, inconsciemment, l’imprégnait toujours de l’atmosphère rimbaldienne.
Exercice : reprenez vos Illuminations poétiques et cherchez les correspondances avec les Illuminations symphoniques.
(Mais pardon ! Vous ne pouvez pas le faire ! J’oubliais que seules les rimbaldiennes sont consultables...)
Et puis après tout, comme avec toute musique, l’auditeur peut sous-entendre dans l’œuvre qu’il écoute tout ce qui lui passe par la tête. De même l’interprète s’il le veut le peut faire tout aussi bien (et je suis sûr que si Richard Strauss, dans un autre monde, devait diriger Illuminations, il n’aurait aucun mal à imaginer un scénario plausible, alimentaire ou touristique sinon domestique selon son inspiration du moment !)
Coq à l’âne musical
- Je m’adresse maintenant aux savants historiens de la musique :
Cette dualité Illuminations et quatrième symphonie ne vous rappelle-t-elle rien ?
- Non ?
Ah oui ! La situation d’Aallottaret de Sibelius entre ses quatrième et cinquième symphonies.
Des œuvres charnières dans les deux cas. Et Aallottaret possède de nombreux points communs avec Illuminations.
(échappatoire) - Permettez-moi de ne pas développer ces comparaisons pour que vous en ayez la surprise quand il vous sera donné de découvrir l’œuvre. Et pour laisser un peu de travail aux écoliers.
Considérations esthétiques
Je ne pense pas qu’Illuminations soit une ‘œuvre-manifeste’, pas plus que ne l’était Aallottaret. Mais si je crois en la sincérité d’E.S. quand il affirme avoir conçu l’ouvrage dans un but quasi-mystificateur, je crois aussi que sa composition n’a pas seulement été un exercice de style gratuit et que le subconscient a joué un rôle important.
L’orchestre
Aux quelques remarques faites plus haut, je dois ajouter que l’orchestration de l’ouvrage reste typiquement salmenhaarienne et ne possède pas tout à fait le recul comparable à celui de Sibelius dans Aallottaret par rapport à la quatrième symphonie ou au Barde. L’accusation la plus grave qu’on puisse faire est probablement que l’œuvre a été écrite un peu trop vite pour que le compositeur ait pu aller aux limites de son désir sonore.
Alors ? Ligeti ?
Je ne sais pas exactement ce qu’E. S. a pensé de l’enseignement de Ligeti, un enseignement qui semble avoir pourtant été apprécié et qui a produit des influences tout aussi importantes que l’enseignement de Kokkonen, mais pas forcément dans les directions auxquelles on pouvait s’attendre. En 1971, la période la plus ligétienne est passée et le quintette pour vents est un lointain souvenir.
De son côté, en 1969-70, Ligeti vient d’écrire son désormais célèbre Kammerkonzert et qui voudrait mettre les partitions du maître et de l’élève en regard relèverait plus de différences que de ressemblances. Peut-être le traitement de la matière sonore en champs serait-elle le point commun le plus approchant. Mais la structure est différente, la conduite des idées bien éloignée et la volonté systématique de variation des taléas chez Ligeti est totalement contraire au système de variations cellulaires par répétition de motifs chez E.S. La dramaturgie d’Illuminations bien que très différente se rapproche plus de celle d’Aallottaret - mais un Aallottaret qui, à la manière d’un tableau de Monet aurait complètement perdu son objet central.
Donc ? Sibelius ?
- En partie certainement. Et pas seulement Aallottaret. Peut-être aussi Luonnotar.
Et puis encore, poursuivons notre analyse impressionniste et koskenkorwienne. Pourquoi ne pas nous référer à Vladimir Jankélévitch, ce philosophe si peu connu en Finlande et celui qui - pour moi - a su si bien écrire sur la musique. Je regrette beaucoup que Jankélévitch n’ait pas connu Illuminations (le ‘Poème pour orchestre’.) Il y aurait certainement trouvé les mêmes caractères liquides, maritimes et ondins que j’y découvre à chaque lecture, chaque fois un peu plus clairement.
Ah ! Nous voilà maintenant en plein impressionnisme !
- Et pourquoi pas !?
Et le reste ?
Est-ce à dire qu’Illuminations est une pièce unique dans l’œuvre d’E.S. ? Je ne le pense pas. Même en tenant compte des circonstances exceptionnelles qui ont présidé à sa composition, elle a en commun avec nombre des ouvrages d’E. S. - et en particulier avec ses poèmes symphoniques - d’être à la fois un défi et une provocation. Mais les excès ne sont plus ceux de la ‘chambre d’enfants’. Ils sont plus subtils et symboliques tout en restant à contre-courant des idées répandues.
- Une manière d’excès contraire de ceux des œuvres de prime jeunesse.
Un peu dans le genre de la Fille en minijupe. Plus tout à fait dans le style de BFK83 (numéro de la plaque d’immatriculation de la voiture de l’époque) et encore moins que dans Suomi-Finland, ce ‘poème a-symphonique’.
Aucun de ces titre n’est d’ailleurs tout à fait innocent et il n’est pas nécessaire d’appeler à la rescousse Roland Barthes ou Lacan…
ET LA PREUVE DE TOUT CA ?
- Voilà, vous dites-vous,
« il lui est facile de parler d’une œuvre inédite, que personne ne peut entendre (ni même lire, donc imaginer !) »
(D’autant ajoutez-vous perfidement que ce qui vient d’en être dit ne présente guère d’intérêt, ne démontre rien, ne permet pas d’imaginer quoi que ce soit, n’est même pas toujours compréhensible.)
- Vous avez raison.
- Sur tous les points.
- Mais voici que me revient à la mémoire...
en 1978, dans un article consacré à E. S., je rappelais cette phrase d’Erik Satie :
« Si la musique ne plaît pas aux sourds, même s’ils sont muets, ce n’est pas une raison de la méconnaître », alors je vous donne rendez-vous à Paris en novembre ou décembre 2001. Il est prévu que nous prenions le risque de concrétiser ce que nous avons suggéré. De créer notre propre analogon de l’œuvre originale. Le moins mal possible (espérons !). En concert. Et nous verrons bien qui avait raison : E.S. en écrivant Illuminations ou l’Orchestre de la Ville d’Helsinki (et ses semblables) qui n’a pas jugé bon de donner vie à l’ouvrage.
RÉFÉRENCES :
Fantapié, Henri-Claude 1978. De quelques réflexions personnelles, suppositions et supputations, à propos du naïf dans l’art ou pour servir à une interprétation de l’œuvre d’Erkki Salmenhaara Paris, Boréales : 9/10.
Michel, Pierre 1995. Györgi Ligeti Paris, Minerve : Musique ouverte.
Ray, Lionel 1976. Arthur Rimbaud Paris, Seghers : Poètes d’aujourd’hui.
Rimbaud, Arthur 1976. Illuminations Paris, Seghers : Poètes d'aujourd’hui.
Salmenhaara, Erkki 1971. Illuminations, poème pour orchestre ms.
Salmenhaara, Erkki 1971. Symphonie n° 4 « Nel mezzo del cammin di nostra vita » (première version) ms.
Salmenhaara, Erkki 1999-2000. Courriers électroniques personnels.
Sibelius, Jean 1915/1991. Aallottaret Leipzig, Breitkopf & Härtel /Mineola, Dover publications. Ms. De la première version.
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Erkki Salmenhaara et la France
Sur un petit air de valse…(triste)
(les notes et les exemples musicaux sont à consulter dans la revue BOREALES)
Le 12 mars 2004, en France, on a créé une œuvre posthume d’Erkki Salmenhaara, sa Valse fauteuil roulante (sic & resic), une petite pièce qu’il m’avait confiée pour être orchestrée par les élèves de ma classe de direction d’orchestre. Je n’ai malheureusement pas eu le temps de discuter avec le compositeur du choix de ce titre en petit nègre, car la version qu’il m’a envoyée comportait une collure avec le seul titre de Valse, et ce n’est que plus tard – trop tard – que j’ai découvert sur le pupitre de son piano la version manuscrite originale avec son titre complet. Ainsi, son dernier ouvrage portait-il un titre en français (même approximatif), ce qui pouvait nous interpeller sur cette utilisation (qui n’était pas nouvelle) d’une langue étrangère autre que celles que le compositeur fréquentait le plus couramment.
Il est toujours difficile de dégager les influences qui forment un style, qui favorisent l’usage d’idiomatismes, et tout aussi difficile de comprendre le processus psychologique qui conduit à faire allusion, citer ou coller une « image musicale » qui, implicitement ou non, fait référence à une œuvre étrangère. Le procédé d’allusion, de citation ou de collage relève d’ailleurs généralement plus d’un processus psychologique et littéraire que d’un geste purement musical. En dehors des phénomènes de plagiat ou de parodie qui ne me semblent peu pertinents dans la démarche qui nous intéresse aujourd’hui, pourquoi citerait on quelqu’un d’autre, sinon pour lui rendre hommage (démarche esthétique et intellectuelle), ou pour mettre en exergue des sentiments qui peuvent se rattacher à des souvenirs personnels. Pour simplifier je vais donner à ces actions un terme unique : la référence. La première idée qui vient à l’esprit quand on cite ce mot est d’évoquer une action de la mémoire. La référence est naturellement une fenêtre ouverte sur le passé. Et nous en revenons à cette dualité entre la connaissance intellectuelle vers un autre compositeur, vers une autre œuvre (l’Hommage) et la sensation personnelle (le souvenir, proustien ou non). Précisons encore que si toute œuvre s’insère (plus ou moins bien d’ailleurs) dans une continuité qui pourrait ne constituer qu’une chaîne de références, celle qui a créé un langage, fut-il non signifiant (la musique de Johann Sebastian Bach en est un splendide exemple), la référence qui nous préoccupe aujourd’hui est non seulement volontaire mais constitue en elle même une image musicale qui possède ses propres autonomie et personnalité.
La référence peut prendre des aspects différents avons nous dit plus haut. Au XXème siècle, pour nous en tenir à cette seule période, nous trouvons de nombreux compositeurs qui ne craignent pas d’y recourir. Parmi eux, Erik Satie le fait avec un certain humour. Strawinsky est plus ambivalent, entre Elle avait une jambe de bois de Petrouchka, The Rakes’s Progress, le Baiser de la fée et Pulcinella, il y a une distance certaine et des motivations bien différentes. Et comment considérer l’exotisme notamment hispanisant de Debussy ou de Ravel ? (La situation de l’opéra est, elle, différente, presque toujours justifiée par les particularismes du livret) ? Et plus encore, où classer les compositeurs « néo » (romantiques nationaux, post-romantiques, néo-classiques) ?
C’est dans les années soixante que les techniques de collage prirent une importance de plus en plus grande. Pour peu de temps certes mais en laissant des traces indélébiles dans d’autres attitudes. Le trouble esthétique de ces années alimenta ses racines à trois sources différentes. Déjà les années de l’avant guerre avaient favorisé un éclatement des styles qui laissait la part belle aux retours en arrière. La guerre a constitué une rupture qui a concerné le monde entier mais surtout l’Europe qui jusqu’alors était encore le moteur de la nouveauté esthétique. Les bouleversements créateurs se prolongèrent au cours de la guerre froide et aboutirent à élever des murs esthétiques entre pays dont les idéologies politiques visaient à la confrontation et à la rupture. Le déplacement vers les États-Unis d’Amérique du leadership artistique s’accompagnait d’une révolution esthétique marquée par l’importance de plus en plus grande de l’argent, du spectaculaire, de l’image et l’entrée en force du sponsoring commercial de l’art. En Europe, la guerre avait eu pour effet de séparer Est et Ouest. Tandis que d’une part on poursuivait une démarche qui mettait l’art au service de la politique, de l’autre on assistait à une remise en cause des valeurs passées et à une guerre de chapelles dont celle issue de la seconde École de Vienne allait peser pour une quarantaine d’années comme une chape de plomb sur une majorité de compositeurs, rendant quasiment impossible dans certains pays toute indépendance esthétique.
Cette situation ne tient toutefois pas compte d’un phénomène qui naît dans des pays qui semblent hors du jeu, ou qui sont excentrés par rapport aux principaux lieux de création. En Europe, il s’agit des pays nordiques et des marches de l’empire soviétique. Dans les premiers, des pays dont la culture savante est relativement jeune, le fait d’être en dehors des circuits principaux de diffusion musicale joint à l’existence de traditions de pluralisme et de tolérance, leur à permis d’éviter que les terrorismes de chapelles ne dégénèrent en exclusions totales et en refus d’existence de minorités esthétiques. Dans les autres, la volonté de conserver son identité est souvent passée par la musique qui, malgré la politique, restait plus difficile à contrôler que les arts représentatifs et signifiants. En URSS, Alfred Schnittke, Juif et Allemand de la Volga, Gyia Kancheli, Géorgien, Sofia Goubaïdulina, Tatare, Edison Denisov, Sibérien, Alexandre Knaifel, Pétersbourgeois rencontrent au cours de leurs études en Russie des compositeurs polonais, estoniens (Arvo Pärt ou Kuldar Sink), lituaniens, hongrois, roumains et tchèques. Le réalisme socialiste et le jdanovisme perdent de leur force devant les coups de boutoir de certains d’entre eux, même quand ils ne sont pas ou peu joués dans les concerts « officiels ». Le Printemps de Varsovie dans les années 1964-68 va également jouer un rôle important avec l’apparition d’une « école polonaise » qui, autour de Lutos?awski, Penderecki, Górecki, Augustyn Bloch, Tadeuz Baird, Grazyna Bacewitz, et d’autres, vont être joués un peu partout dans le monde et même être acceptés, plus souvent pour des raisons idéologiques que musicales d’ailleurs. C’est également à Varsovie qu’on va découvrir le Perpetuum mobile de Pärt, Crescendo e diminuendo et Le Soleil des Incas de Denisov et, un peu plus tard, des œuvres de Kutavi?ius, tandis que la Biennale de Zagreb donne en 1967 des œuvres de Denisov, Pärt et Sink.
En simplifiant considérablement on peut dire que ces années voient coexister plus ou moins pacifiquement :
une musique savante ‘traditionnelle’ qui use d’un langage issu du IXe siècle et qui se divise en néo-classiques, postromantiques, folkloristes, post impressionnistes et expressionnistes. Leurs filtres sont principalement Strawinsky, Bartók et Chostakovitch, avec des références à Bach, Prokofiev, Debussy, Schönberg et Mahler.
un mouvement ‘progressiste’ qui part de la seconde École de Vienne et plus précisément de Schönberg et Webern. En France particulièrement, sous l’impulsion de Max Deutsch, de René Leïbowitz et avec l’apport de Pierre Boulez et la bénédiction d’Olivier Messiaen, le sérialisme dodécaphonique va submerger la vie musicale. Le fait que le centre du mouvement (qui passe par Darmstadt et Donaueschingen) rayonne alors sur presque toute l’Europe de l’Ouest rend ce mouvement particulièrement fort et destructeur !
une tendance nouvelle, hybride, faite à la fois d’un refus de prolonger une école viennoise qui ne s’est pas implantée partout avec la même force, et en même temps d’un besoin de faire table rase. Elle se nourrit de manifestations venues des États-Unis d’Amérique, comme les happenings, elle s’ouvre à des musiques exotiques particulièrement éloignées du système occidental et se développe partout où la pensée dominante esthétique ou politique ne l’empêche pas de s’exprimer.
En Finlande, pays encore en marge, les trois tendances coexistent plus ou moins pacifiquement. Pour ne prendre que des compositeurs jeunes et dont la carrière s’établit après la guerre, il y a deux générations qui – à cause de l’interruption de la guerre – arrivent en même temps sur le devant de la scène. La première tendance est représentée par Einar Englund et elle comprendra bientôt la première période de Kalevi Aho et un « folkloriste » : Pehr Henrik Nordgren. Les « progressistes » partent nombreux, mais n’iront pas tous jusqu’au bout ; parmi ceux qui feront un bout de chemin avec eux, il y a Joonas Kokkonen, Aulis Sallinen et Einojuhani Rautavaara, les plus intransigeants restant Paavo Heininen et Usko Meriläinen qui maintiendront beaucoup plus longtemps le cap initial tandis qu’Erik Bergman suit un chemin original mais composite. La troisième tendance est le fait d’un groupe très remuant qui éclatera vite et qui va créer ce que les critique, Nils-Eric Ringbom en premier, appelleront les « concerts de la chambre des enfants », des manifestes iconoclastes qui mélangent des « instruments » musicaux et bruitistes hétéroclites avec les balbutiements de l’électroacoustique. Une fois ce prurit juvénile disparu, seul Salmenhaara restera dans le domaine de la création musicale dite « savante » et se réfugiera dans un splendide isolement qui continuera à être une ‘troisième voie’, celle qu’on tentera de définir comme une ‘nouvelle simplicité’.
La nouvelle simplicité et le minimalisme : une nouvelle avant-garde des années soixante
Le mouvement dit minimaliste est né dans les années soixante presque simultanément aux États-Unis d’Amérique et dans certains pays d’Europe du Nord. Il est caractérisé par un usage de la tonalité non modulante, sur des modèles (patterns) ou des rythmes répétés (1958 La Monte Young : Trio for strings puis Terry Riley, Steve Reich, Phil Glass, Jon Gibson, Tom Johnson). Ces compositeurs appartiennent, avec d’autres comme John Adams, au mouvement répétitif. La conception minimaliste est ici utilisée dans un cadre de variation lente et presque imperceptible des cellules-modèles (le terme anglais de pattern n’a pas de traduction exacte en français musical – on pourrait également le traduire par modèle ou par échantillon, ce dernier terme convenant mieux à la musique électroacoustique). Le mouvement est presque exclusivement nord-américain. Le minimalisme américain est avant tout un refus de la subjectivité romantique, recherche d’une simplicité formelle, froide et qu’il se résume d’une façon lapidaire par l’expression « The less is more » (« le moins est le mieux ») dans une esthétique qui pourrait trouver une de ses origines dans la musique d’ameublement d’Erik Satie et dans certaines théories de John Cage.
La nouvelle simplicité est née d’une réaction contre l’avant-garde des années soixante et la pensée post-sérielle alors dominante. Le terme semble apparaître dans les années quatre-vingts en Allemagne (Neue Einfachheit) et correspond à l’œuvre de compositeurs comme Wolfgang Rihm, Manfred Trojahn, von Bose, Müller-Siemens. Contrairement aux répétitifs nord-américains, leur musique s’enrichit d’abord de tout le passé musical européen, ce qui le fait parfois qualifier par les journaleux progressistes de romantiques alors qu’il est préférable de les classer comme subjectivistes (en opposition à l’objectivisme de la répétitivité nord-américaine). Avec le temps, le mouvement s’allègera peu à peu selon la personnalité de chacun pour laisser place à un style beaucoup plus personnel, l’exemple du ‘tintinnabulum‘ de Pärt étant peut-être le plus épuré de tous.
Dans leur mode de pensée, les tenants de la nouvelle simplicité considèrent que l’avant-garde de leur époque, qui veut faire du neuf pour le neuf, est devenue un nouvel académisme. Ils veulent aussi parfois se rapprocher d’un public qui fuit les salles de concert quand il y a des œuvres contemporaines. Ils s’intéressent aux mouvements pop comme le fait Salmenhaara qui analyse le succès des Beatles tandis que le Rock s’introduit dans le titre d’œuvres de Ligeti puis de beaucoup d’autres, avant que des musiciens ne franchissent les barrières qu’on croyait infranchissables qui séparaient deux styles musicaux aussi différents. Une voie que Erkki-Sven Tüür empruntera bientôt en Estonie.
Dans les années soixante, à une époque où la complexité et les rapports au scientifique et au mathématique font florès, l’attitude de ces néo-modernistes (tant qu’à faire, inventons une nouvelle appellation, même si le terme ne convient pas parfaitement non plus) est à la fois une provocation et une attitude que – non sans ironie – Salmenhaara aimait qualifier « de vraie avant-garde ».
L’attitude générale de ces compositeurs est résumée par Schnittke qui dit, en 1977, s’être servi d’une théorie exprimée par le sérialisme pour faire le contraire :
« Vers les années 1967-68, j’éprouvais une grande insatisfaction vis-à-vis de mon expérience sérielle. La musique ainsi composée me semblait plate et superficielle, sans le relief sonore qui a tant d’importance, par exemple dans la musique tonale. Il n’y a pas de plan rapproché ou éloigné, tout est resserré dans un microcosme… Il est reconnu que le principe de base de la forme sonate chez Webern est le contraste entre masse et point, entre continu et discontinu, et tout cela est tout à fait concluant. Je pensais donc que ce contraste serait aussi possible en le fondant sur l’opposition « tonale-atonale » ou « tonale-sérielle ». J’ai donc essayé d’adopter de moyen en le considérant comme la projection sur un plan nouveau d’un moment précis de l’histoire de la musique. »
Et une de leur philosophie a été exprimée en 1985 par Mindaugas Urbaïtis :
« Beaucoup de ce qui semblait flambant neuf, voici plus de dix ans, a perdu de sa fascination, par exemple, plusieurs styles et techniques artificiels ou des recherches pour étendre les possibilités sonores des instruments. Mon ambition est donc de choisir les éléments les plus significatifs de la technique musicale et de les employer pour élaborer une matière nouvelle. Suis-je conscient de lutter pour du nouveau ? Je ne le pense pas, il s’agit plutôt d’une voie intérieure. »
Les compositeurs (alors) soviétiques rejoignaient les précédents, notamment Avet Terterian qui souhaitait réaliser la synthèse entre innovation et tradition, ou Boris Titchenko qui accordait la priorité à ce que veut exprimer le compositeur quelle que soit la technique qu’il emploie.
Ce préambule était important pour comprendre l’attitude musicale de Salmenhaara à cette époque. Même si vouloir à tout prix chercher à cataloguer un style musical est stupide. Salmenhaara a toujours rejeté l’appartenance à une quelconque mouvance minimaliste et il refusait lui-même de se situer autrement que par la boutade déjà citée sur l’avant-garde. De l’extérieur, selon l’angle où l’on se place et ses propres tendances personnelles, on établit des classements qui varient d’un théoricien à l’autre, d’une époque l’autre, d’un lieu géographique l’autre. Au mieux peut-on procéder par élimination et dire ce qu’on n’est pas, et encore. Un critique anglais qui réagissait au test aveugle que la radio finlandaise réalisa avec six œuvres de compositeurs aussi différents que Marttinen, Aho, Salmenhaara, Nordgren, Lindberg et Englund, a écrit que l’Adagietto de Salmenhaara était une « œuvre néo-romantique ». Mais la facilité de pensée est identique chez Jacques di Vanni qui classe les compositeurs estoniens (Sumera, Kangro, Kuulberg, Põldmäe), tous indifféremment, dans cette même catégorie !
Da Capo
En 1959, encore lycéen, Salmenhaara écrit à propos de la beauté formelle dans Ylioppilaslehti (Journal des étudiants) du 16 octobre une défense du sérialisme :
« Le modernisme le plus récent est en train de construire l’abstraction la plus grande de l’art occidental. On peut, bien sûr, discuter de sa valeur artistique mais, formellement et techniquement c’est, en tout cas, très intéressant. Fondamentalement, il s’agit pourtant d’un processus très ancien qui se répète : l’art, l’expression qui cherche de nouvelles formes, plus catégoriques et plus générales. »
On sent dans cette appréciation élogieuse une méfiance qui va vite grandir. Trois ans plus tard, en 1962, il écrit dans Kirkko ja kaupunki (L’Église et la ville) du mois de décembre, à propos de Pierre Boulez :
« La technique sérielle et son application n’ont que peu d’importance en elles-mêmes si elles n’ont qu’une valeur théorique et non une valeur qui se manifeste dans l’événement sonore. De ce point de vue, Pierre Boulez montre un esprit plus pur de musicien qu’aucun de ses contemporains. Les finesses structurelles de ses œuvres se dévoilent seulement après une longue analyse minutieuse, mais ses ouvrages parmi les plus récents – l’immense portrait de Mallarmé Pli selon pli et le deuxième livre des Structures pour piano – imposent immédiatement, à la première écoute, par leur force expressive et la richesse de leur invention. »
C’est d’ailleurs cinq mois plus tard qu’il écrit cette confession bien romantique :
« Si aujourd’hui on est moderne à la manière moderne, cela n’aura probablement aucune importance demain. L’avant-gardisme consiste peut-être à écrire une musique différente de celle des autres (…) ; on veut trop relier l’avant-garde à certaines trouvailles formelles évidentes. La vraie avant-garde est la solitude d’esprit ; l’espace froid et hermétique qui isole tout vrai grand homme de tout ce qui l’entoure. »
Après cette « nuit de mai », le goût et le style d’écriture de Salmenhaara vont radicalement bifurquer.
Tels que nous l’avons connu, ses goûts musicaux étaient très éclectiques. Chez lui, nuit et jour, en toutes pièces, la radio était allumée et il notait soigneusement les programmes qui l’intéressaient, enregistrant ceux qui lui semblaient les plus importants. Ici il faut noter qu’il y avait trois motivations qui se superposaient, celle de la sensibilité bien sûr, mais aussi beaucoup celle du professeur d’analyse à l’Université et celle du musicologue préparant des ouvrages futurs. En réalité, il écoutait peu de musique par le biais du disque, pour le simple plaisir de l’écoute et s’approchait de temps en temps du piano et du violoncelle. J.S. Bach, Mendelssohn, Brahms, Sibelius, Madetoja, Debussy, Milhaud, Ligeti, ont compté parmi ses compositeurs de chevet et il m’est arrivé de recevoir des dédicaces humoristiques de partitions ou de livres qu’il m’offrait et qu’il signait Brahms ou Mendelssohn ! Il y eut également des coups de cœur fréquents pour des ouvrages qui pouvaient l’obséder. Ainsi à Paris, en 1972, il découvre la musique de Florent Schmitt et le Prélude, choral et fugue pour piano de César Franck devient-il le disque de berceuse de ses enfants. Les sériels ne l’intéressaient pas beaucoup même s’il les écoutait et portait une estime certaine à l’œuvre de certains de ses contemporains, il avouait ne pas toujours les comprendre. Et les minimalistes ? Il ne les fréquentait guère. La seule œuvre qu’il m’ait dit considérer comme une réussite était Tabula rasa de Pärt, mais quand parut – à l’époque de la gloire de la Troisième symphonie de Gorecki – un CD de compilation d’œuvres sous le titre Music at the Edge, il me le passa en notant seulement sur un post-it « commercial trash ! » après avoir rappelé un souvenir de sa rencontre avec Górecki, en 1966 à Varsovie, qui lui avait laissé augurer de meilleurs lendemains pour l’œuvre de son collègue.
Ainsi, musicalement, on ne peut dire que Salmenhaara ait manqué d’impartialité dans ses goûts. Critique, il s’attaque plus au particulier qu’au général. Ses lettres (et ses conversations privées avec nous) le présentent d’ailleurs sous un aspect qui diffère de son attitude publique. Il est capable de jugements d’une grande sévérité vis-à-vis de certains de ses contemporains, mais il prend bien garde de n’en entretenir que quelques proches qui ne diffuseront pas sa pensée dans le milieu musical.
Nous devons maintenant replacer le point de vue musical dans un cadre plus général qui, chez Salmenhaara, semble être passé par celui de la littérature. En effet, il y a trois aspects qui font un créateur : son attitude philosophique et intellectuelle (face à la vie, à l’art), ses capacités techniques (sa formation, ses aptitudes) et son imagination créatrice (d’aucuns parleront de forces d’extériorisation voire d’expression).
Je ne sais pas d’ailleurs quelle était la dominante chez Salmenhaara, mais je sais que ses goûts picturaux et littéraires étaient presque plus marqués que ceux qu’il portait à la musique. La peinture française des impressionnistes et de Gauguin avait une grande importance pour lui, tandis que ses goûts littéraires le portaient vers la poésie, la littérature germanique et les romans policiers. Si, au cours des dernières années, une certaine fatigue physique et intellectuelle semble l’avoir un peu coupé du monde de la nouveauté, il m’a souvent semblé plus ouvert à ce qu’il ne connaissait pas encore en littérature qu’en musique. Dans les années soixante, on retrouve dans son panthéon personnel et à la base de ses œuvres – hors Pentti Saarikoski, l’ami de jeunesse, et les écrivains et poètes finlandais – les noms de Baudelaire, Rimbaud et Musil.
La peinture :
A propos de peinture, et pour ne pas trop s’éloigner de notre sujet, Salmenhaara avait aussi des goûts éclectiques, mais qui lui faisait préférer la peinture figurative et dans celle-ci il privilégiait la peinture impressionniste tout en plaçant très haut les œuvres de Gauguin et van Gogh. A côté, il avait une faiblesse certaine pour la peinture naïve et en particulier pour le Douanier Rousseau.
En Finlande, l’œuvre d’Asta Niemistö, une amie d’enfance d’Anja Salmenhaara, va l’accompagner, et c’est elle qui, à la demande de l’Université et sur la suggestion d’Anja, fera son portrait.
La langue et la littérature :
En 1959, il écrit une lettre qu’il signe ‘Eci Branche-de-Détroit’ (traduction approximative en français de son patronyme). Dans sa correspondance il dit avoir découvert, lors d’un séjour à Hämeenlinna, un exemplaire de L’étranger de Camus (en français), qu’il a dévoré et qu’il « commence à traduire Proust en finnois ». Heureusement, ce projet restera au stade velléitaire et il se contente de découvrir le poète qui, à côté de l’ami omniprésent, Pentti Saarikoski et de Baudelaire l’inspirera le plus : Arthur Rimbaud dont il cite, dans ses lettres des vers de Tête de faune
« Un faune effaré montre ses deux yeux
Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches
Brunie et éclatante ainsi qu’un vin vieux
Sa lèvre éclate en rires sous les branches. »
et du Bateau ivre :
« Comme je descendais des fleuves impassibles » et
« J’ai vu le soleil taché d’horreurs mystiques »
Qui a connu le Salmenhaara public et plus précisément celui des dernières années ne peut supposer l’importance de ce romantisme passionné qu’on va retrouver dans certaines de ses œuvres les plus importantes des années soixante et soixante dix.
Dans une lettre écrite au cours de l’été 1960, il dit mettre en musique un poème de Rimbaud dont il ne précise pas le titre. Un peu plus tard, il l’a terminé mais avoue qu’il n’en est pas satisfait.
Rimbaud va le poursuivre. Il va écrire (mais en quelle année exactement, il est difficile de le savoir car il a retiré l’ouvrage de son catalogue) la musique d’un spectacle d’Ylioppilasteatteri, sur des poèmes de Rimbaud (Rimbaudiana). On retrouvera plus tard Rimbaud quand il écrira Le bateau ivre, poème symphonique sur un texte dit et conçu pour la télévision et, indirectement, dans le titre d’Illuminations, qu’il donne à un poème symphonique de 1971.
Signalons encore que le compositeur envisagea, au cours de son séjour à Vienne, de tirer un opéra du livre de Marguerite Duras Hiroshima mon amour. Intention non suivie d’effets.
A travers ces trois noms de Baudelaire, Rimbaud et Saarikoski, on découvre l’attirance de Salmenhaara pour le symbolisme (si on ajoute Gauguin), l’impressionnisme (avec son goût pour toute la peinture de cette époque) et le modernisme. Certes il faudrait y rajouter toute une frange littéraire, finnoise et suédoise de Finlande comme Aleksis Kivi, (Kaukametsä La forêt lointaine 1984, Cinquième symphonie « Lintukoto »(1989), et des poèmes isolés) P. Mustapää, Hilja Haahti, Anja Kosonen, Hannele Juhola, J.L. Runeberg, trois poèmes tirés de la Kanteletar et des textes en latin (Missa profana 1977, Petronius Arbiter 1991, Catullus 1964, textes de la Bible), en anglais et en allemand. Mais cela ne concerne pas notre sujet d’aujourd’hui.
Baudelaire est d’ailleurs à l’origine d’une de ses œuvres clés des années soixante, le Requiem Profanum de 1968-69. Après l’expérience de 1963, il aborde avec cette œuvre difficilement classable (pourrait-on se référer au Chant de l’amour et de la mer de Chausson ou à la Quinzième symphonie de Chostakovitch ?) une suite vocale et symphonique (solistes, cordes, orgue et piano en quatre mouvements) sur trois poèmes de Charles Baudelaire (La mort des amants, Le voyage, La mort des pauvres) et un texte composite d’Espriu, de la Bible (en latin) et des Droits de l’Homme (Polyphonie). Le Requiem est d’ailleurs une de ses œuvres majeures dont on attend encore l’enregistrement. Signalons qu’en 1962, une cantate La clarté vibrante, pour voix et instruments, œuvre terminée et créée (Inkeri Rantasalo, Kamariyhtye), mais qui disparaîtra, elle aussi, du catalogue définitif de ses œuvres, constitue une préparation à la composition du Requiem.
Bien que cela ne concerne pas la France, il faut dire aussi que Pentti Saarikoski, l’ami de jeunesse, occupe une place particulière, (Hämärä tanssii de 1989, avec ses trois épisodes clés : Tyttö, Hämärä tanssii, Tähtikirkas yö et l’évocation d’une même jeune fille, qui semble traverser l’œuvre – et la vie – de l’un et de l’autre). De lui, Salmenhaara a déjà écrit les chœurs de Kuun kasvot (La face de la lune 1964), les cinq mélodies de Syyskuu Romaniassa (Automne en Roumanie 1970), et les quatre de Selene (1977).
L’atmosphère et la citation musicale
Pour en revenir à ce que nous évoquions au début de cet article, on constate que, dans les emprunts et rencontres du compositeur on peut noter une fois de plus que la France est présente. Une étude approfondie de l’œuvre par des personnes compétentes pourra découvrir les nombreux emprunts que le compositeur a fait à l’histoire de la musique, sans que jamais il ne s’agisse de pastiche ni de plagiat stylistique, mais toujours dans un double cadre : celui de l’environnement psychologique de l’instant et celui de la dernière ‘découverte’ (ou de l’étude ou de l’obsession). Au chef d’orchestre et compositeur français Jean-Jacques Werner qui s’inquiétait de savoir si le travail de professeur d’analyse ne nuisait pas à la sincérité du compositeur, Salmenhaara répondit immédiatement par la négative. Je ne suis pas si sûr de la sincérité de cette réponse (ou plutôt de sa réalité). Chez Salmenhaara, l’obsession était importante. Dans ses longues promenades d’été dans la forêt autour de sa maison de campagne, il chantonnait d’une manière obsessionnelle des fragments mélodiques qu’on ne s’étonnait pas de retrouver dans ses œuvres une fois terminées. De même, certains thèmes pouvaient-ils prendre place dans cette gestation lente et on en retrouve quelques uns, plus ou moins fidèlement retranscrits, plus ou moins reconnaissables. Deux des exemples les plus représentatifs sont le collage-superposition du thème du prélude de Debussy La fille aux cheveux de lin in La fille en minijupe de 1967
et l’apparition du thème de la Marche funèbre de la Deuxième sonate pour piano de Frédéric Chopin, qui naît d’un balancement équivoque de deux accords, dans Poema pour violon (alto, violoncelle) et cordes de 1975.
(les exemples musicaux se retrouvent dans la revue)
Plus loin encore, il y a les atmosphères qui rapprochent des œuvres ou des compositeurs, comme ce passage de Poema :
qui correspond à celui-ci, début du premier mouvement du Quatuor à cordes de Maurice Ravel (Editions Durand) :
Nous avons déjà pu examiner la mise en musique de poèmes et de textes d’auteurs français (Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, textes des Droits de l’Homme), une thématique s’inspirant d’œuvres françaises (Rimbaud : Le bateau ivre – Illuminations), l’introduction de citations musicales (Debussy : La fille aux cheveux de lin in La fille en minijupe), l’évocation d’atmosphères musicales (Ravel : Poema, Adagietto), il nous reste encore à voir l’impor-tance des titres libellés en français (de La fille en minijupe, à cette œuvre au titre doublement infirme : Valse fauteuil roulante).
Les titres des ouvrages de Salmenhaara suivent généralement la forme musicale, le lieu d’existence du moment (en Autriche), les desiderata de l’éditeur (l’anglais pour l’éditeur Fazer), les intérêts de l’instant (les Beatles, Debussy, les textes littéraires utilisés, les lectures) et sont un arrière-plan intéressant des poèmes symphoniques :
les titres en italien sont les plus nombreux et concernent la forme (Concerto, Adagio, Adagietto, Canzona, Canzonetta, Lamento, Sinfonietta, Poema, Sonata, Sonatella, Bagatella, Toccata, Leggenda, Ricercata) ;
ceux en français ont un contexte poétique ou littéraire, parfois impressionnistes ou usant de citations : Le bateau ivre (1965, rév. 1966), La fille en minijupe (1967), Illuminations (1971), Trois scènes de nuit (1970), Sonatine pour deux violons (1972) – pour flûte et guitare (1981) - pour piano (1979), Valse fauteuil roulante (sic) (1999), Étude (1969), Prélude – Interlude – Postlude pour orgue (1969), Thème et variations sur le nom Erik Tawaststjerna pour piano (1976), Ballade, harpe ou kantélé (1981). Le Requiem profanum est écrit sur trois poèmes de Baudelaire (La mort des amants, Le voyage et La mort des pauvres) et se termine par une Polyphonie (sur un texte composite en français) ;
Le finnois apparaît relativement peu souvent. Le poème symphonique BFK 83 (numéro minéralogique de la plaque d’immatriculation de sa voiture de l’époque) est sous-titré sinfoninen runoelma. Suomi-Finland, autre poème symphonique de 1966 a un titre ironiquement finnois. Le Concerto pour orgue de 1978 est maintenant intitulé dans la langue colonisatrice Introduction and Chorale for Organ and Orchestra. Tandis que l’opéra tiré de l’œuvre de Musil et dont le livret a été adapté par le compositeur devient, en finnois, Portugalin nainen ;
L’allemand et l’anglais sont rares, tout comme le suédois d’ailleurs, réservé aux poèmes mis en musique.
À propos de la Valse (avec ou sans fauteuil)
Le résultat du travail d’orchestration de mes élèves de direction d’orchestre effectué en 1999 sur Un sourire, un sphinx, pièce composée par Paavo Heininen, ayant été très positif, j’eus l’idée de le poursuivre et, au mois d’août 1998, au cours de notre séjour annuel à Mustinlahti, j’ai demandé à Erkki Salmenhaara de me donner une courte pièce susceptible de servir de support au travail de l’année scolaire suivante sous forme de particelle. Dans ma pensée, à la suite de ma commande précédente d’Elegia 5, cette demande pouvait être un excitant qui aurait incité Erkki à se remettre à la composition, à un moment ou la fatigue physique et mentale, voire la dépression, prenaient le dessus.
Erkki me fit parvenir à Paris une Valse lente qui correspondait à mes vœux. Cette partition n’a peut-être pas été composée spécialement pour moi car sa date de composition porte la date du 27 mai 1999. Son manuscrit est d’ailleurs resté sur le pupitre du piano droit de l’appartement de Telakkakatu jusqu’à sa mort. L’œuvre a été déclarée dans son catalogue sous le titre de Valse fauteuil roulante (sic et resic) mais il ne m’en a pas communiqué le changement de nom ni la raison et je n’ai pas eu le temps de le lui demander, aussi je ne sais pas encore quel titre définitif il faut donner à ce qui suit. En réalité, je me suis rendu compte que l’origine de l’ouvrage remontait à bien plus longtemps car il s’agit de la deuxième partie de la Sonata N°. 2 per violoncello e pianoforte de 1982 qui, dans la préface de l’édition M56 de Modus Musiikki est déclarée comme une ‘surrealistinen valssi’ (‘une valse surréaliste’). Ce n’est pas la première fois que Erkki opère de cette manière et c’est ainsi que Adagietto pour orchestre (commande de Yleisradio) a été ‘extrait’ de Suomi-Finland, poème a-symphonique (epäsinfoninen) pour orchestre de 1966. La Sonate pour violoncelle date de 1982 et nous en avions d’ailleurs parlé à Mustinlahti au cours de l’été 1981. Curieusement, nous avions découvert que nous étions tous deux en train d’écrire une pièce dont le point de départ était identique : une simple broderie. Pour lui, c’était le deuxième mouvement de la sonate, pour moi une petite pièce destinée au Festival de Lieksa : Echos du Kalevala (Kalevan kaikuja), pour clarinette, cordes et percussions. Pour en revenir à la valse, qui porte déjà le sous-titre de Valse lente dans la partition de la sonate, je ne comprends pas bien ce qui a marqué Erkki pour qu’il la reprenne presque textuellement. Toutes interprétations, y compris les plus évidentes, seraient pures supputations. Entre les deux versions, les modifications sont minimes : 126 mesures dans l’original contre 128 : les sept dernières mesures diffèrent légèrement, la deuxième version restant ternaire tandis que le mouvement de la sonate se délite avec des mesures qui changent. Il faut également signaler qu’un décalage évident d’une mesure à la main gauche mesure 67 devait être corrigé.
Faute de temps et suite à une organisation différente de mon cours de direction d’orchestre, le travail d’orchestration et d’instrumentation fut toutefois abandonné et le travail des élèves n’a pas été entrepris.
Entre temps, la disparition en 2002 d’Erkki Salmenhaara a modifié encore la donne.
C’est en préparant la saison de concerts 2003-2004 de l’orchestre de chambre DIONYSOS, que j’ai eu l’idée de présenter un programme d’œuvres un peu étranges et je me proposais de réunir trois valses de concert, le Sourire de Paavo Heininen, l’orchestration de la Valse lente de Erkki et ma propre Valse tristounette (La plus que triste).
L’instrumentation de la Valse lente se fit donc pour un ensemble de cordes à 12 parties (éventuellement multipliées en rapport). Plutôt que de réaliser l’œuvre en recherchant le son des cordes de Salmenhaara (aussi simple que possible, avec une grande importance des basses et des graves) ni celui des ensembles finlandais (beaucoup plus fournis en instruments et proches de l’esthétique sonore allemande), j’ai choisi de le faire à ma manière, comme un cuisinier français accommoderait une recette venue d’un pays exotique.
L’œuvre appartient – d’une certaine manière – au style « tragique » d’Erkki : ternaire, tourbillonnant comme une vis sans fin, du genre initié dans la Mort des pauvres du Requiem Profanum et développé dans Lamento ou Poema. Cette impression de serpent qui se mord la queue, avec des bribes minimales de thèmes (ou plutôt de brefs motifs) appartient peut-être aussi à l’ultime période de la vie d’Erkki, marquée par une grande fatigue, une stérilité créatrice qu’il envisageait (m’a t’il confié cet été là) de tenter de combattre tout comme son retrait quasi total du monde musical. Comme je l’ai dit plus haut, je pensais que cette commande (gracieuse, faut-il le préciser, n’ayant pas pour habitude de payer – hélas pour eux – mes « commandes » à mes amis compositeurs !) aurait pu l’aider à reprendre pied.
Encore un travail inachevé qui se termine trop tard !
PS : les années 2001 et 2002 auront été marquées par des concerts à Paris avec plusieurs exécutions de Poema (dont Erkki se disait satisfait des enregistrements qu’il reçut), la création mondiale et deux reprises d’Illuminations (qu’Erkki ne put entendre à quelques jours près), l’exécution d’Adagietto, en hommage posthume, l’écriture controversée mais défendue par lui de l’article consacré à Illuminations dans le livre de mélanges de ses soixante ans et l’offrande que je lui ai faite de ma Chanson (à neuf doigts et soixante années) pour son anniversaire. De son côté, un des derniers travaux qu’Erkki accomplit fut la traduction, de français en finnois, de l’article de BOREALES sur le compositeur Armas Launis pour la revue Musiikki.
Avec la Valse (quel que soit son titre exact), un cycle sera révolu, mais la boucle n’est peut être pas bouclée complètement. Restons à trois temps, Tempus perfectum.
Le manuscrit de la Valse :
La pièce se compose de 128 mesures écrites sur trois portées (une ligne en clef de fa et un système pianistique sur deux portées sol et fa). A l’origine, il s’agit évidemment d’une pièce conçue pour violoncelle et piano, retour en arrière sur l’instrument qu’Erkki jouait autrefois, le violoncelle. Les nuances, les indications de tempo sont précisées sur le manuscrit. La version pour ensemble à cordes est prévue à 13 voix.
Dernière page du manuscrit de la Valse fauteuil roulante. Et dernière page de la version pour cordes. (Tous droits réservés Erkki Salmenhaara - seulement dans la revue).
Petite note qui concerne la genèse de Requiem profanum
L’examen des esquisses de Requiem profanum montre que Salmenhaara hésita longuement sur le choix, le nombre et l’organisation des mélodies qui composent l’œuvre. On y découvre qu’il a tenté des combinaisons et des appariements parfois très éloignés du résultat final. Parallèlement, il prévoit d’utiliser des formes académiques et cherche à les marier avec les poèmes et avec l’instrumentation future (pianofuga [fugue au piano], Arci (sic) tutti divisi – Kokosävelkenttä [mélodie sur des échelles par tons entiers], Koraali [choral], Hoketus [hoquet qui, en simplifiant, est une forme musicale née et utilisée au Moyen-Âge]. Les origines linguistiques des textes semblent importer, tout comme l’universalité d’une pensée humaniste qui n’exclut pas l’Évangile en latin. Il interroge à ce propos le latiniste Teivas Oksala (futur responsable du texte de la Missa profana) qui lui répond le 15 novembre 1968). La première sélection aboutit à retenir (en italiques le texte du compositeur) :
Goethe/Deklaraatio [Déclaration des droits de l’Homme]
/Rimbaud /Espriu
Un choix qu’il rectifie en le rendant plus polémique et violent :
Écrasez l’infäme [Voltaire]
All you need is love
Goethe
Baudelaire: La mort des pauvres, La mort des amants, La mort des artistes
Salvator Espriu : La peau de taureau
Deklaraatio
Rimbaud
Latinal. runoil. (= vers latins. Probablement un texte tiré de l’Évangile (Enim habenti dabitur…)
Ho Chi Minh
Toujours daté de 1968, un troisième état prévoit l’ordre suivant :
I (sans titre) – II Baud [Baudelaire] (11 min) – III Eliot (9 min) – IV Baud [Baudelaire] (11 min) – V Espriu (9 min) – VI Baud [Baudelaire] (11 min) – VII Polyphonie (17 min) + E [épilogue] (4 min).
Dans cette combinaison, Baudelaire n’occupe plus une place centrale mais rythme l’ensemble, en s’intercalant entre les différents autres auteurs. La forme définitive s’esquisse et se précise dans l’état suivant (tapé à la machine) qui distribue également les rôles des solistes et précise l’orchestration :
I L’intrada [mot rayé] archi, organo, piano
II La mort des amants (Baudelaire) [rayé], baritono, archi, org., pno.
III O dark dark dark (Eliot) [rayé et remplacé par : What the thunder said], Baritone, alto
IV La mort des artistes (Baudelaire) Alto
V La peau de taureau (Espriu) Baritone
VI La mort des pauvres (Baudelaire) Soprano
VII Polifonia (Rimbaud, Pound, Hesse). Épilogue Baritone, Alto, Soprano
Pour une durée précise d’une heure vingt.
Un ultime ajustement manuscrit sur la même page, aboutit au cinquième état:
I L’Intrada
II La mort des amants
III Le voyage
IV La mort des pauvres
V La peau de taureau – Épilogue
Après une compilation de nombreuses références de textes vietnamiens (malheureusement, la trop rapide dispersion de la bibliothèque musicale et littéraire de Salmenhaara, immédiatement après sa mort, ne m’a pas permis d’en rechercher les sources exactes) qui ne semble pas avoir longtemps été prise en considération, le 30 octobre 1968, le terme L’Intrada est rayé et remplacé (correction sur le premier tirage) par Introït, avec une précision en marge Bruchmelo (BgAgBgA+org) ( ?).
La version « définitive » est alors la suivante :
I INTROÏT organo, pianoforte, orchestra d’archi
II LA MORT DES AMANTS baritono solo, organo, pianoforte, orchestra d’archi
III LE VOYAGE alto solo, organo, pianoforte, orchestra d’archi
IV LA MORT DES PAUVRES soprano solo, violini
V POLYPHONIE soprano, alto e baritono soli, organo, pianoforte, orchestra d’archi. 1969.
Ce bref résumé des esquisses permet de se rendre compte d’un parcours qu’il faudrait compléter par une étude en amont de la pensée et de la philosophie générale du compositeur, un humaniste qui était très éloigné de toute attitude religieuse, comme la Missa profana allait bientôt le confirmer.
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ARTICLE PARU DANS BOREALES 2002 – n°86/89
Revue du Centre de Recherches Inter-Nordiques
28, Rue Georges-Appay
F-92150 SURESNES
Une étude détaillée de REQUIEM PROFANUM et de MISSA PROFANA a paru en 2010 dans la revue de l'ADEFO (éditions de L'Harmattan)
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